GENEAM – L’éducation aux médias aujourd’hui : pour une nouvelle généalogie critique
Exposé du projet de recherche soumis en octobre 2019 pour financement à l’instrument FSR-2019 de l’ULiège

1. Objectifs

Ce projet de recherche a pour ambition de reconstruire une généalogie critique de l’éducation aux médias, au croisement de la Théorie critique et de la sémiologie française. Il est fondé sur deux constats : 1/ l’éducation aux médias repose depuis ses débuts sur un paradigme émancipatoire, aujourd’hui rendu obsolète par de nouveaux régimes de discursivité médiatique relevant de la désinformation ; 2/ l’éducation aux médias manque d’une généalogie critique de ses fondements théoriques, qui permettrait une mise à jour de ce paradigme. Or, les théories se trouvant au fondement de la discipline ont formulé progressivement une critique de ce paradigme émancipatoire en contestant le partage simple entre sujet manipulé et sujet lucide, ou entre discours faux et discours vrai. Nous faisons l’hypothèse qu’en s’érigeant depuis la fin des années 1960 en discipline autonome, et en s’affranchissant dès lors des évolutions associées à ses origines théoriques, l’éducation aux médias s’est également rendue incapable de penser les apories et les impasses du paradigme émancipatoire, apories qui se manifestent aujourd’hui par l’inaptitude de la discipline à théoriser et à outiller l’analyse de la production et de la circulation de « faux ».

Par conséquent, ce projet de recherche ambitionne (1) d’identifier précisément les fondements théoriques et critiques de l’éducation aux médias afin de (2) envisager son paradigme central à nouveaux frais. Le projet GENEAM n’a donc pas pour objectif premier de fournir de nouvelles méthodes ou boîtes à outils, qui devront être développées dans un second temps avec le concours de psychologues et de pédagogues. Il doit plutôt être compris comme la première phase d’une entreprise plus large de redéfinition fondamentale des missions et des méthodes de l’éducation aux médias, dont ce projet ambitionne de retracer d’abord un des périmètres théoriques.

2. État de la question

Dès ses premiers textes fondateurs, l’éducation aux médias s’est définie par l’intention de développer une double compétence : capacité de faire un usage passif (lecture, visionnage) et actif (production, diffusion) lucide et critique des médias et de leurs dispositifs (UNESCO 1982). Aujourd’hui encore, la discipline est ainsi définie comme l’apprentissage d’un ensemble de réflexes analytiques qui visent à « rendre chaque citoyen actif, autonome et critique envers tout document ou dispositif médiatique dont il est destinataire ou usager » (CSEM 2013-2019).

La mission de l’éducation aux médias repose donc sur la conviction que tout citoyen éclairé sera capable de décrypter et d’utiliser les productions et dispositifs de production/diffusion médiatiques en étant conscient des normes dont ils sont les reflets, de leurs effets et des principes qui régissent leur circulation. Relayant cette articulation entre analyse et praxis qui circonscrit ce que nous appelons le paradigme émancipatoire de la discipline, la plupart des études dans le domaine (Frau-Meigs, Torrent 2009 ; Silverblatt, Ferry, Finan 2009 ; Frau-Meigs 2011 ; Landry & Basque 2015 ; Corroy & Jehel 2016 ; Buckingham 2019) tout comme un vaste corpus de littérature grise (Conseil de l’Europe 2016, Pacte d’excellence de la FWB 2017 e.a.), font coïncider conscience analytique du fonctionnement des médias d’une part, usage critique ou émancipé de l’autre. Or, cette coïncidence est rendue obsolète par de nouveaux régimes de discursivité médiatique qui obligent à problématiser autrement l’idéal d’un accès purifié et maitrisé à l’information. Cette insuffisance n’a pas encore été prise en charge par la recherche récente dans le domaine, qui se cantonne dans l’intégration de dispositifs participatifs émergeant du web 2.0 (Pöttinger 2017). Tout au plus est-elle pressentie par un ensemble de travaux s’attelant à un élargissement de l’éducation aux médias à l’éducation politique (Gonnet 2001), à son actualisation au contact de nouveaux dispositifs numériques (Loicq 2017a), à un retour de la Théorie critique en études médiatiques (Juel 2012 ; Feenberg 2014 ; Neumann 2019), ou encore à une interrogation des déterminations socio-culturelles qui pèsent sur les paradigmes promus officiellement en éducation aux médias (Loicq 2017b).

3. Projet

Depuis quelques années, forts de la mission émancipatoire de leur discipline, de nombreux chercheurs et acteurs de l’éducation aux médias se sont emparés de productions que l’on regroupe d’ordinaire sous diverses appellations de statuts différents : « fake-news », « canular médiatique », « désinformation », « hoax », etc. Ces discours et productions connaissent une intensification qui en fait un objet d’absolue priorité pour l’éducation aux médias aujourd’hui, qui les aborde par le biais du paradigme émancipatoire : « trier le vrai du faux », « décrypter l’information », « cesser d’être dupe » sont les slogans d’initiatives qui entendent doter tout citoyen d’une gamme de réflexes analytiques lui permettant de ne pas se laisser flouer, au nom de l’idéal d’une pure transparence informationnelle.

Conformément à cette rhétorique, l’éducation aux médias parie sur l’efficacité d’une prise de conscience du citoyen éduqué. Corollairement, elle se détourne de l’analyse et de la critique de discours médiatiques dits « fiables » qui en ont constitué pourtant le principal objet jusqu’au début des années 2000. Alors même qu’elle devrait révéler la complexité du paysage médiatique tel qu’il se présente aux citoyens, l’éducation aux médias s’appuie sur un partage binaire et en vient ainsi à appauvrir la portée des analyses critiques qu’appellent la variété et la complexité des productions médiatiques contemporaines.

Plusieurs travaux de recherche récents en psychologie expérimentale et dans le champ des études médiatiques tendent en effet à démontrer que l’efficacité (propagation, reprise) des discours appartenant à la catégorie générique du « faux » se fonde précisément sur le fait qu’ils échappent à la sanction rationnelle de « vérité » ou de « fausseté ». Autrement dit, la « prise de conscience » n’est plus, à leur endroit, une garantie des conditions pragmatiques de leur réception, ni un étalon pour évaluer leurs propriétés sémiologiques internes. Il apparaît par exemple qu’une information fausse s’inscrira d’autant plus durablement dans la mémoire d’un récepteur que ce dernier aura été informé de sa fausseté (Nera et al. 2018 ; Pantazi et al. 2018). De la même façon, des analyses récentes de faux-documentaires et de leur situation énonciative particulière suggèrent que le spectateur informé de la tromperie, se montrera plus réceptif à la véridicité du film qu’un spectateur non informé quant au statut de ses énonciateurs (Hamers 2016, 2017).

Ces travaux appellent une révision du paradigme émancipatoire de l’éducation aux médias. À la lumière de leurs résultats, la discipline doit s’affranchir de la coïncidence revendiquée jusqu’à présent entre prise de conscience analytique et usage critique des médias. Elle doit repenser sa mission en tenant compte d’un nouveau lecteur/spectateur : plus il se sait informé et non dupe, plus il baisse sa garde critique et s’ouvre à l’ensemble des déterminations contre lesquelles il se croyait pourtant vacciné parce qu’éclairé. Ce sujet – détenteur d’une raison qui s’auto-illusionne à son propre sujet – s’est bien inscrit progressivement au cœur même des théories sur lesquelles s’est fondé originellement le paradigme émancipatoire de la discipline et dont l’éducation aux médias a fait une lecture trop partielle. Symétriquement, les approches sémio-pragmatiques permettent aujourd’hui de raffiner l’analyse des structures narratives et des positions énonciatives en jeu dans les productions médiatiques, ainsi que de dépasser le binarisme simpliste entre un régime véridictoire et un régime fictionnel. Ici encore, bien qu’elle s’ancre originellement dans de telles approches, l’éducation aux médias s’est ensuite détachée de leurs développements ultérieurs.

Ce projet de recherche portant sur la genèse théorique de l’éducation aux médias, ambitionne dès lors de retourner à ces fondements théoriques et à leurs évolutions pour y trouver une nouvelle définition de son propre projet disciplinaire afin de surmonter son incapacité actuelle à apporter une réponse efficace aux usages et à la circulation des discours « faux ». Concrètement, il s’agit de réviser le paradigme émancipatoire en tenant compte, (a) de la problématisation philosophique de la rationalité contre-productive (Adorno, Horkheimer, Enzensberger, Negt & Kluge, Sloterdijk, e.a.), (b) de la problématisation sémio-pragmatique des régimes de discursivité médiatique (Barthes, Jost, Rabatel, e.a.).

(a) Profondément marqués par la rationalisation de la production médiatique, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer constatent dès les années 1940 que les médias de masse nourrissent l’illusion de la transparence et du libre-arbitre pour se faire les vecteurs d’un véritable statu quo social, politique et culturel (Adorno, Horkheimer [1944] 2015 ; Adorno [1953] 2003 ; Adorno [1954] 1990). Cette conception de la massification des échanges humains et d’une emprise des médias sur les sujets constitue un des terreaux théoriques de l’éducation aux médias qui entend libérer tout sujet de la manipulation médiatique dont il fait l’objet. La critique de l’industrie de la culture élaborée d’abord par Adorno et Horkheimer prend toutefois appui sur une critique plus générale de la raison. Selon les deux philosophes, l’histoire de la modernité est celle d’une progression de la raison autodestructrice, qui s’auto-aveugle quant à sa capacité à émanciper le sujet. Nous montrerons dès lors que l’éducation aux médias fait un usage tout à fait partiel de la critique de l’industrie de la culture en tant qu’elle omet précisément la critique de la raison émancipatoire aux origines de la Théorie critique. En outre, le retour aux travaux de plusieurs héritiers de la Théorie critique dans le domaine de l’analyse médiatique (revues Kursbuch, Merkur, et chroniques radio au SDR) mettra en évidence que le paradigme émancipatoire a été contesté explicitement dans un ensemble de textes qui sont restés jusqu’à présent sans effet sur les orientations principales de l’éducation aux médias (Williams 1974 ; Negt, Kluge [1972] 2007 ; Enzensberger [1962] 2012, 1970, [1988] 1991). 

(b) Un même mouvement généalogique sera mené en parallèle sur le volet sémiologique. Le corpus de la revue Communications (1961-) (qui fut l’un des relais de l’École de Francfort dans le champ francophone) fournit à cet égard un excellent ancrage empirique et assumera une fonction heuristique, puisqu’il témoigne d’une intrication étroite entre les premières préoccupations en éducation aux médias – auxquels les premiers dossiers de la revue réservent une large part –, et l’émergence des « recherches sémiologiques » conduites notamment par Roland Barthes (les numéros 4 [1964] et 8 [1966], réédités ensuite en volumes). Cette intrication a été largement oblitérée par les développements autonomes de l’éducation aux médias d’un côté, de la sémiologie de l’autre. Or, elle offre un éclairage important sur plusieurs des concepts élaborés alors dans le sillage du structuralisme (« connotation », « narrativité », « mythe », e.a.). Ces concepts postulent en effet un dépassement du binarisme entre la fiction littéraire et les productions mass-médiatiques (publicité, médias d’information), en suggérant que ces discours gagnent à être envisagés d’un même regard. C’est la même revue Communications e.a. qui accueillera également dans les décennies suivantes le travail de François Jost sur l’énonciation narrative en images, puis celui d’Alain Rabatel sur la notion de « point de vue ». Ces avancées théoriques raffinent l’analyse des hétérogénéités énonciatives constitutives de tout discours, et permettent de rendre compte des procédés d’effacement ou de polyphonie par lesquels les instances de production comme de réception des discours échappent à toute définition monolithique. Plutôt qu’une sanction unilatérale en termes de « vérité » ou de « fausseté », la sémiologie et ses développements pragma-énonciativistes invitent à considérer les productions médiatiques comme des agencements complexes entre des régimes de discursivité (fiction, information, témoignage, analyse, etc.) et des positions de sujet (narrateur, témoin, porte-parole, etc.) en variation constante.

BIBLIOGRAPHIE

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