Comment faire parler les silences médiatiques ?
Le cas des risques professionnels et du travail des femmes

Intervenant·es : Claire Blandin (Paris-13) et Éric Geerkens (ULiège).

Cette séance accorde une place à l’histoire des médias, comme perspective susceptible de nourrir le projet d’une éducation critique aux médias. Les deux intervenant·es sont en effet historien·ne contemporanéistes, habitué·es à considérer le poids des représentations médiatiques dans la construction des séquences historiques. Les médias (presse généraliste, presse spécialisée, médias audiovisuels) constituent dès lors à la fois des sources et des objets d’histoire, comme le montrent leurs différents travaux.

Le travail de Claire Blandin se situe à l’intersection de l’histoire des médias et de l’histoire culturelle. Elle s’intéresse à la façon dont les médias du second xxe siècle mettent en circulation des normes socialement partagées, concernant la « jeunesse », la « famille » ou les identités de genre et les rôles sociaux qui leur sont attribués. Elle a coordonné chez Armand Colin le chantier collectif du Manuel d’analyse de la presse magazine, qui constitue un outil de référence pour l’étude de ce secteur médiatique particulier.

Éric Geerkens est spécialiste d’histoire du travail, histoire des entreprises et histoire du monde ouvrier, en particulier dans la Belgique de la Révolution industrielle. Son approche historienne des réalités du travail passe entre autrespar un type de sources très particulier, les enquêtes ouvrières. Celles-ci documentent notamment les enjeux de santé publique et la manière dont furent (plus ou moins) encadrées certaines maladies professionnelles particulièrement lourdes comme la silicose des mineurs. Son travail d’archive rencontre ainsi la question de la construction sociale de la classe ouvrière, au croisement d’enjeux économiques, politiques et scientifiques. Il a co-dirigé à La Découverte un vaste ouvrage collectif de référence sur Les Enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine.

La séance qui les rassemble permet de donner une profondeur historique à certains enjeux actuels de l’éducation aux médias, en particulier ceux qui concernent les représentations médiatiques de catégories sociales minorées dans l’espace public.

En effet, Éric Geerkens et Claire Blandin ont choisi d’envisager deux cas de « silences médiatiques ». Ils entendent par là des formes d’invisibilité, ou de présence à bas bruit, de phénomènes sociaux comme les risques professionnels et le travail des femmes – deux dossiers bien traités notamment dans les ouvrages suivants :

Ces silences, toujours relatifs, méritent d’être interrogés en tant qu’objets d’une histoire à la fois médiatique et culturelle : à quelles réalités structurelles (stratégies d’acteurs, logiques de supports médiatiques, contraintes institutionnelles, etc.) peut-on les rapporter ? comment rendre compte de leur présence, alors même qu’ils n’existent qu’en creux des représentations dominantes ? quelle interprétation en donner, qui évite autant les facilités du complotisme (« les médias mentent ») que celles du réductionnisme (« la société est bien ainsi ») ?

Le cas envisagé par Éric Geerkens s’apparente d’abord à un constat d’échec pour l’historien : la presse ne parle pas des maladies des mineurs. L’enquête consiste alors à chercher à faire parler ce silence, pour en saisir les logiques inséparablement scientifiques, industrielles, économiques, juridiques et médiatiques. Dans ce silence se mêlent en effet l’usage de l’expertise scientifique comme instrument d’objectivation (et de minoration) d’un risque, la nécessité pour l’industrie de garantir une main d’œuvre constante, et pour l’État d’éviter des frais de réparation trop élevés, enfin l’éclatement des sources médiatiques en différents secteurs plus ou moins confidentiels (presse technique, presse médicale, presse syndicale, etc.), qui rend son accès complexe pour l’historien. Pour la presse quotidienne, la Belgique dispose de l’outil de recherche proposé par la Bibliothèque Royale : BelgicaPress.

Sur la période de 1944 à 1964, environ 300 articles ressortent avec le mot-clé « silicose » ; les fréquences de mentions dans les titres de presse peuvent être corrélées à la famille politique des journaux, mais surtout à la participation au pouvoir, ou à l’opposition, de ladite famille politique : un titre sera d’autant moins enclin à parler de la silicose que la famille politique à laquelle il est associé participe au gouvernement en place.

De manière générale, le discours médiatique est plutôt lénifiant, voire mensonger, à l’égard de la situation des mineurs et en particulier de la surexposition des mineurs italiens à des risques sanitaires importants. Le récit dominant consiste à ramener une « question angoissante », celle de la maladie de la silicose et de ses ravages, à « un seul problème particulier », les conditions d’insalubrité de logement des émigrés italiens en Belgique. Autrement dit, à faire basculer une question potentiellement publique de risques professionnels vers une question privée de logements, elle-même alimentée par l’expression alors assez décomplexée d’un racisme anti-migrants.

Le Soir, 24 janvier 1954 [Capture d’écran sur le portail BelgicaPress]

La question de l’accès aux sources, ou plus précisément de la manière dont sont aujourd’hui re-médiés des contenus d’époque sur des plateformes en ligne, se pose également pour Claire Blandin. Elle signale, du côté de la presse écrite, deux récents projets de numérisation ouvrant de nouvelles perspectives de recherche sur les corpus médiatiques (notamment dans leurs dimensions iconographiques) : Numapresse et Rétronews.

 En ce qui concerne les « métiers de femmes » et leur représentation médiatique télévisuelle, c’est-à-dire des terrains de nature infra-événementielle, les politiques d’archivage médiatique conditionnent fortement l’historiographie. Par exemple, il faut attendre 1995 et l’institution du dépôt légal des œuvres audiovisuelles pour que l’INA constitue un corpus de sources, qui reste cependant biaisé par les choix d’archivage jugés prioritaires par les politiques institutionnelles (certaines émissions réalisées par des femmes, ou émissions montrant des métiers de femmes, ont pu disparaitre pour cette raison ; d’autres comme les fictions populaires seront jugées moins prioritaires que les émissions d’actualité). En outre, l’accès aux corpus numérisés dépend fortement de la manière dont ceux-ci ont été indexés par les documentalistes. Ce travail d’indexation demande, d’une part de se projeter dans les catégories conceptuelles d’une époque antérieure, pour saisir efficacement les termes dans lesquelles telle problématique était traitée, d’autre part de renouveler régulièrement l’indexation, pour faire émerger de nouvelles clés d’entrée en fonction des intérêts de la recherche.

Les sources de l’INA permettent aujourd’hui de retrouver des représentations médiatiques de métiers de femmes, comme celles qu’a proposé l’émission d’Éliane Victor Les Femmes… aussi (1964-1973), qui fait entrer les réalités de la vie de « femmes sans qualité » dans le format long du documentaire, comme dans l’épisode « Mademoiselle Félicité et l’Hôtel-Dieu » (extrait), réalisé par Serge Moati.

On y trouve un entretien d’une infirmière, qui frappe par ses qualités interactionnelles, notamment la part des silences et la progressive inversion du rapport entre intervieweur et interviewée.

Cet exemple témoigne d’une mise en visibilité médiatique des femmes, en particulier dans leurs réalités professionnelles, qui reste cependant marginale par rapport à l’ensemble du flux audiovisuel de l’époque, et qui émerge seulement aujourd’hui comme source possible pour une histoire culturelle renouvelée.

L’article d’Agnès Chauveau, « Le voile, le miroir et l’aiguillon » (Vingtième siècle, 2001/4, 72) explique bien ce rôle complexe de la télévision sur la société française des années 1960 : tantôt dissimulant certaines réalités (dont celles des femmes), tantôt tendant un miroir ethnographique, tantôt encore accompagnant, voire stimulant, certaines évolutions sociales.

On peut dégager trois grands axes de questionnement transversaux à partir des dossiers ouverts par Claire Blandin et Éric Geerkens.

Le premier concerne l’articulation complexe entre la visibilité (ou l’invisibilité) médiatique et la vérité (ou le mensonge) sur la réalité sociale. Faut-il considérer que les médias entretiennent un mensonge lorsqu’ils sont silencieux sur tel phénomène social de leur époque ? Les cas envisagés montrent que cette question ne peut être tranchée de manière radicale, mais oblige à prendre en considération le jeu complexe de proportions et de déformations entre certaines formes sociales et leur représentation (ou non-représentation) médiatique. Ce jeu de proportions et de déformations concerne toutes les dimensions de l’écologie médiatique d’une époque et d’un support précis, qui permettent d’identifier et d’interpréter à leur juste mesure les silences médiatiques dans leur historicité. La tentation est grande en effet de céder à l’anachronisme et de rechercher ce que nous savons en reprochant à des médias d’époques antérieures de ne pas le savoir déjà. Cette question de l’encyclopédie des savoirs disponibles, du dicible et du pensable d’un état de société, peut être approchée par les marges du discours médiatique. Qu’il soit peu question de la silicose comme risque sérieux pour les mineurs, mais que le terme figure dans des publicités pour des remèdes miracles ou dans les pages féminines d’un quotidien, semble en effet particulièrement intéressant pour interpréter les silences, ou le bas bruit, médiatiques sur cette question.

Saisir le flux médiatique par ce type de marge n’est pas toujours facile avec les outils de recherche sur corpus numérisés. Ces outils tendent en effet à privilégier les articles jugés « sérieux », et à en orienter une lecture qui les isole de leur environnement textuel et iconographique. C’est pourquoi la pratique du feuilletage, si elle est sans doute impossible à réaliser sur des corpus quantitativement importants, reste une entrée intéressante en ce qu’elle favorise l’incarnation, par le·a chercheur·se, d’un point de vue aussi proche que possible de celui du lectorat de l’époque. De la même manière pour les productions audiovisuelles, l’effet de marginalisation d’une représentation peut aussi être compris lorsqu’on élargit l’enquête à des corpus à priori moins légitimes, ou à priori moins directement liés à des enjeux de société contemporains, comme les fictions, à l’image de ce feuilleton populaire dans les années 1960, Les Saintes Chéries.

Le deuxième axe de questionnement concerne plus spécifiquement l’interprétation des silences médiatiques. Même saisis dans leur écologie et dans leur encyclopédie spécifiques, ces silences restent potentiellement ambigus : pour le dire simplement, faut-il les entendre comme de simples conséquences, sur le plan des représentations médiatiques, de l’invisibilisation sociale de certaines catégories de personnes ou de questions, comme l’effet structurel des normes qui régissent le système de production médiatique (par exemple, jusqu’il y a peu, l’absence quasi-totale de femmes à des postes clés dans la presse ou à la tête d’émissions légitimes à la télévision), ou encore comme la construction stratégique d’un récit médiatique visant à refouler certains sujets, au service d’intérêts politiquement, économiquement et/ou idéologiquement situés ? Il n’y a sans doute pas de réponse tranchée à apporter face à cette ambiguïté, qui engage plutôt à pluraliser les angles interprétatifs sur les corpus médiatiques.

Enfin, le troisième axe de questionnement concerne la médiatisation de l’expertise et l’usage des effets d’autorité dans le discours médiatique. L’un et l’autre des cas présentés par Claire Blandin et Éric Geerkens impliquent en effet la construction toujours orientée d’un rôle d’expert dans le débat public, dont l’usage par les médias produit ce double effet d’imposer à la fois une image sociale de ce qu’est l’expertise légitime (par exemple plutôt masculine, liée à l’élite intellectuelle, et aux sciences dites « dures » et « chiffrables »), et une « vérité tranchée » sur une controverse publique, rassurante car supposément rationnellement contrôlée, idéologiquement neutre et parfaitement désintéressée. L’actualité de ces questions est notamment représentée dans un colloque sur « L’expert·e en santé dans les médias, entre légitimité et controverses », un dossier de revue analysant les premières allocutions sur le coronavirus, un dossier sur les controverses publiques autour des sciences, ou encore l’ouvrage de Claire Oger sur la construction de l’autorité en discours.

The Promise of Transparency

The principle of transparency (1) has become an imperative in the communication of organizations — whether they are commercial or otherwise (Catellani et al. 2015). Media organizations are no exception and that’s why, as we have seen, fake news treatment appears so often as an exposure or an enlightenment. And this could be observed in the media The Conversation (2) that brings together journalists and scientific experts to guaranteereliable information — in accordance with the slogan “Academic rigour, journalistic flair”. However, this claim for transparency must be considered critically — not to deny the real value of a wide spread of the academic expertise but to discuss its issues.

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A short history of online platform transparency

This post explores the genealogy of the discourse and practices of transparency of digital platforms, specifically social network services, during the 2010-2021 period. Discourses and practices of transparency include quantified reports (transparency reports, advertising libraries) and the accompanying textual production published by the GAFAM (Google, Facebook/Meta, Amazon, Apple, Microsoft).

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