L’impact environnemental du numérique dans les ressources éducatives
Des matérialités impensées?

Les 29-30-31 mai 2024 s’est déroulée à Paris la 17e conférence de l’International Association for Research on Textbook and Educational Media (IARTEM). Cette édition était consacrée, plus particulièrement, aux changements climatiques et sociaux tels que traités au sein des manuels scolaires et des ressources éducatives. Les différentes contributions ont mis en évidence les représentations et présupposés associés à la gestion de la crise environnementale dans les manuels (contextualisation, agent[ivité]s, mise en relation avec d’autres phénomènes historiques/géographiques, etc.), les langages permettant de la prendre en charge d’un point de vue didactique (discours multimodaux, infographies dynamiques, etc.) ainsi que les connexions avec les objectifs d’apprentissages définis par les curricula.

Nous avons, pour notre part, interrogé un corpus de ressources mis à la disposition de la communauté éducative belge francophone via la plateforme E-classe, consacré à l’impact environnemental du numérique. Notre enquête visait à déterminer dans quelle mesure ces ressources développaient les compétences en littératie médiatique des élèves (CSEM [2013] 2016) ; en d’autres termes, si elles pouvaient être mises en relation avec l’éducation aux médias entendue communément comme ensemble de concepts et de méthodes destinées à accroître la littératie médiatique des apprenants. L’éducation aux médias se situant au croisement des sciences de l’information et de la communication (désormais, SIC) et des sciences de l’éducation (Landry et Basque 2015; Delamotte 2022), nous faisions l’hypothèse que les savoirs issus des recherches en SIC, invitant à considérer la dimension matérielle des processus de communication et ses implications sociales, n’étaient cependant que peu convoqués dans les ressources éducatives de notre corpus. L’intention de notre enquête était de tester cette hypothèse par l’examen du corpus et de proposer une lecture des résultats obtenus.

Ainsi que le soulignent Fastrez et Landry dans l’introduction de l’ouvrage Media Literacy and Media Education Research Methods : A Handbook, l’éducation aux médias se construit à l’intersection de plusieurs disciplines. L’évolution de l’environnement et des pratiques médiatiques implique donc d’interroger régulièrement comment le média est construit en objet d’étude, par quels concepts et pour quelles finalités éducatives et sociales. L’éducation aux médias peut ainsi s’entendre comme une praxis, soit « l’application pratique de connaissances théoriques à des fins normatives et transformatives » (Fastrez et Landry 2023, 4, notre traduction). À ce titre, elle pourrait logiquement prendre en considération l’impact environnemental des médias numériques en vue d’une action sociale, à partir de ses propres concepts critiques — représentations, langages, instances de production et publics, cf. (Buckingham 2020) — ou de ceux forgés dans le champ des SIC.

La littérature en SIC offre en effet des pistes intéressantes pour étudier les médias numériques sous l’angle de leur matérialité (et donc, possiblement, leur impact environnemental). Yves Citton s’appuie ainsi sur l’archéologie des médias pour mettre en évidence la chaîne d’implications matérielles de nos usages des médias numériques (Huhtamo Erkki et Parikka Jussi 2011; Parikka 2012) et plaider en faveur d’une éducation de l’attention (Citton 2017). Mentionnons encore l’apport de la sémiotique des écrits d’écran (p. ex. Souchier et al. 2019), qui invite à considérer les impensés de nos usages numériques en interrogeant les matérialités des formes à l’écran et les discours d’escorte comme prescripteurs de pratiques.

Dans la littérature institutionnelle de l’enseignement belge francophone[1], l’éducation aux médias partage avec la sensibilisation à l’environnement et au développement durable le fait d’être considérée comme un domaine transversal. L’analyse du corpus tend cependant à établir que « le numérique » considéré sous l’angle de son empreinte environnementale n’est pas (ou pas prioritairement) abordé au sein des ressources en tant que média (dispositif de communication), mais davantage en tant que technologie (outils d’écriture mathématique, machines), dont il s’agit d’objectiver l’impact par des données chiffrées ou des infographies en vue d’inciter l’usager à l’adoption d’éco-gestes.

On peut expliquer cette priorité accordée à la part technique et fonctionnelle du numérique par le fait que les informations inscrites en langage binaire sur le support matériel ne sont pas toujours dotées d’un sens symbolique par lequel nous accéderions à une représentation du monde. C’est en ce sens qu’Yves Jeanneret proposait de distinguer entre information1 (mathématique), nécessaire à la réalisation de tâches instrumentales par les technologies numériques (p. ex. le code ou les balises) et information2 (sociale), porteuse d’un sens pour l’humain (Jeanneret [2011] 2017). On souligne à juste titre, dans les ressources éducatives étudiées, que cette technologie, ces artefacts nécessitent un outillage (alimentation électrique, consommation d’eau, etc.) ou sont conçus suivant des critères (p. ex. obsolescence programmée) présentant un fort impact environnemental. Or, envisager également leur dimension médiatique, comme le font les SIC, permettrait la mise en évidence de leur rôle dans l’instrumentation matérielle des échanges symboliques et la convocation d’imaginaires soutenus par les discours d’escorte. Ces discours tendent en effet à faire oublier les implications matérielles par un lexique suggérant la virtualité, l’immédiation et l’immédiateté (Souchier et al. 2019).

D’où, l’idée sous-tendant notre intervention résidait en que les concepts analytiques de l’éducation aux médias et des SIC pouvaient permettre une saisie plus complexe des usages numériques et le dépassement d’une logique binaire établissant une ligne de démarcation entre bonnes et mauvaises pratiques[2] : c’est par exemple la perspective adoptée par G. Wuyckens (UCLouvain) dans la conception d’activités en éducation aux médias recourant au design fiction. Au demeurant, la portée de l’enquête présentée était essentiellement de nature diagnostique : elle a ainsi montré le peu de connexions entre les deux domaines dans le corpus de ressources étudié, ainsi que la nette prévalence des ressources informatives et médiatiques (rapports, articles, documentaires et extraits de l’audiovisuel public, etc.) sur les ressources didactiques. Cette prévalence pourrait s’expliquer par l’absence de cadre institutionnel définissant des compétences et objectifs d’apprentissage associés[3].

Enfin, s’il apparaît que les matérialités des dispositifs numériques ne sont pas impensées au sein de ces ressources, et sont bel et bien envisagées en lien avec des industries de production et des usage(r)s, l’hypothèse suivant laquelle elles ne seraient pas (ou faiblement[4]) étudiées au moyen des concepts critiques de l’éducation aux médias ou des SIC semble confirmée par l’enquête exploratoire. Ces concepts permettraient par exemple de considérer le rôle joué par le design des interfaces numériques, les asymétries existant entre incitation aux éco-gestes au niveau individuel et régulation des oligopoles, ou encore la textualisation et la prescription des pratiques par les discours d’escorte des médias informatisés. De ce fait, le développement de la capacité d’agir de l’apprenant semble essentiellement ramené vers la promotion des éco-gestes via des check lists dont l’appropriation relèverait, en quelque sorte, du degré zéro de la compétence[5].

  • Le texte intégral de la communication présentée lors de la 17e conférence internationale du réseau IARTEM, le support de présentation ainsi qu’une description tabulaire du corpus sont consultables en accès libre sur le répertoire institutionnel ULiège Orbi : https://hdl.handle.net/2268/319002

Bibliographie

Buckingham, David. 2020. « Epilogue: Rethinking Digital Literacy: Media Education in the Age of Digital Capitalism ». Digital Education Review, no 37, 230‑39. https://doi.org/10.1344/der.2020.37.230-239.

Citton, Yves. 2017. Médiarchie. Paris: Seuil.

CSEM. (2013) 2016. « Les compétences en éducation aux médias: un enjeu éducatif majeur ». https://www.csem.be/eduquer-aux-medias/productions/les-competences-en-education-aux-medias-cadre-general-edition-2016.

Delamotte, Éric, éd. 2022. Recherches francophones sur les éducations aux médias, à l’information et au numérique : Points de vue et dialogues. Papiers. Villeurbanne: Presses de l’enssib. http://books.openedition.org/pressesenssib/17040.

Fastrez, Pierre, et Normand Landry. 2023. Media Literacy and Media Education Research Methods A Handbook. Routledge.

Huhtamo Erkki et Parikka Jussi, éd. 2011. Media Archaeology: Approaches, Applications, and Implications. Berkeley; Los Angeles; London: University of California Press. http://s3.amazonaws.com/arena-attachments/1181527/572f596a6d1ff400d0a1982c2e044d0c.pdf?1502198877.

Jeanneret, Yves. (2011) 2017. « Chapitre 2. “Nouvelles technologies de l’information” : une expression mal formée ». In Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ? : Nouvelle édition revue et corrigée, 57‑89. Savoirs Mieux. Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion. http://books.openedition.org/septentrion/13904.

Landry, Normand, et Joëlle Basque. 2015. « L’éducation aux médias : contributions, pratiques et perspectives de recherche en sciences de la communication ». Communiquer. Revue de communication sociale et publique, no 15 (septembre), 47‑63. https://doi.org/10.4000/communiquer.1664.

Parikka, Jussi. 2012. What is Media Archaeology? Cambridge, UK ; Malden, MA: Polity Press.

Souchier, Emmanuël, Gustavo Gomez-Mejia, Valérie Jeanne-Perrier, et Étienne Candel, éd. 2019. Le numérique comme écriture. Théories et méthode d’analyse. Paris: Armand Colin.


[1] Cf. Décret Missions du 24 juillet 1997, art. 3 et 17 ; le Code de 2019 reprend ces thématiques à mettre en œuvre de manière prioritaire, en encourageant « la promotion de la citoyenneté, de la santé, de l’éducation aux médias, de l’environnement et du développement durable » (art. 2).

[2] À rapprocher des considérations de Buckingham appelant à repenser la littératie médiatique à l’âge du capitalisme numérique en déplaçant la focale vers la bigger picture, et à dépasser le clivage binaire entre bonnes et mauvaises pratiques (Buckingham 2020).

[3] Il existe bien un Focus produit par le Service Général du Numérique Éducatif [ressource n°9 dans la description du corpus], définissant une série de concepts-clés, fournissant des informations chiffrées et identifiant des « bonnes pratiques » à favoriser chez les élèves. Il n’y a toutefois pas de cadre de compétences ni d’objectifs d’apprentissage spécifiques.

[4] Les ressources [10] et [13] abordent cependant la question de l’obsolescence programmée, ce qui implique une amorce de questionnement critique sur les industries de production.

[5] La compétence s’entend en effet comme une capacité de l’apprenant à agir en situation, c’est-à-dire à réaliser des tâches dans un contexte donné en s’appuyant sur un répertoire de savoirs, savoir-faire et attitudes acquises.

From Education to the Promises of its Objects: Discursive Migration of a Symbolic Framing

We have formulated together an observation according to which a majority of discourses expressed in the public space about the media, about their productions or about the practices attached to them, put at stake a series of key paradigms, which end up forming a common horizon of recurrent values: independence, impartiality, transparency, emancipation, participation, reflexivity (2). These paradigms expressed in the discourse on media – whether this discourse is carried out by journalists, or by media education actors – form a network of media meta-categories that interact with each other and seem to activate a series of preconceived delimitations (true/false, legitimate/illegitimate, transparency/secrecy, passive reception/critical activity).

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« Transparence » et « bidouillage » : comment entrer à l’intérieur d’un média ? Le cas des réseaux sociaux et des jeux vidéo

Cette séance pose la question de l’éventuelle portée critique d’une réflexivité de l’usager sur les médias numériques. Depuis les années 1970 (et notamment l’émergence de la vidéo amateur), le rapport émancipatoire aux médias s’est fondé en effet sur la croyance selon laquelle une « prise en main » de l’intérieur, par les usagers eux-mêmes, favoriserait leur compréhension des dispositifs médiatiques, les affranchirait des normes dictées par les usages « professionnels » et « industriels » de ces dispositifs, et répondrait à leur insatisfaction à l’égard des productions auxquelles correspondent ces usages « professionnels » et « industriels ». Chacun à sa manière, les deux intervenants nous invitent à déstabiliser cette croyance, en montrant que la vertu critique attendue d’une pratique réflexive des médias n’est peut-être pas si évidente, ou en tout cas n’est pas forcément là où on l’attendrait. Cette problématique générale est déclinée sur deux objets différents, qui mettent chacun en lumière deux modalités de la réflexivité : Jan Teurlings évoque les politiques dites de « transparence » adoptées par les réseaux sociaux numériques ; Pierre-Yves Hurel envisage quant à lui les communautés de créateurs de jeux vidéo amateurs, à travers leur imaginaire et leurs pratiques de « bidouillage ».

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