Un récent article paru sur The Conversation France propose une cartographie des ressources de fact-checking, élaborée avec le concours d’étudiants européens en journalisme et en communication. Le cadastre de ces ressources s’établit suivant quatre catégories que sont : (i) les services (favorisant la délivrance d’un verdict de type vrai/faux) ; (ii) les outils (logiciels ou plug in permettant de vérifier la fiabilité d’un site, d’authentifier une image), (iii) les aides (orientées vers la transmission de savoirs pour le développement des littéracies médiatiques, anticipant davantage un public de professionnels) et (iv) les environnements (propositions éducatives impliquant la participation du public, comme les MOOCs). La cartographie met ainsi en avant la diversité des « processus de recherche de la vérité, allant de ses instruments et plates-formes orientés vers la vérification du vrai/faux à ceux visant une compréhension plus large des enjeux de l’univers informationnel. »
Bien qu’il s’agisse ici du seul fact checking, auquel on ne peut réduire le champ de l’éducation aux médias, nous voudrions proposer quelques réflexions à partir des deux premières catégories. Seule l’une d’entre elles est intitulée « outils », mais on peut considérer que, dans leur instrumentation, tant la première que la deuxième catégorie ressortissent à un même paradigme associant une boîte à outils (ou un kit) à son opérationnalisation automatisée, destinée à qualifier/valider, ou non, l’information entrante. Or, par cette automatisation, les boîtes à outils entérinent des procédures définissant a priori ce que l’on entend par une information fiable. Il y aurait donc lieu d’interroger ces objets, la labellisation des contenus (feux de couleurs, étiquettes, etc.) et, plus largement, les discours qui les accompagnent (voir à cet égard les études déjà menées par (Doutreix et Barbe 2019; Schürgers 2021).
En effet, le rapport critique aux textes semble bien viser ici l’évaluation de leur conformité à des normes pré-définies mais non interrogées ; par exemple, celle de considérer qu’un discours médiatique comportant des marques énonciatives objectivantes (absence d’embrayage, de termes marqués affectivement, etc.) serait nécessairement (i) neutre en termes de point de vue et, par conséquent, (ii) fiable. Revenons à la boîte à outils de Faky.be et, en particulier, à la solution logicielle de sentiment analysis qu’elle adopte — ici, Textgain, dont l’usage est ainsi justifié :
Cette analyse des sentiments cherche à déduire si un texte est objectif (faits) ou subjectif (opinion). Le texte subjectif contient des adverbes et des adjectifs avec une ‘polarité’ positive ou négative qui reflètent l’opinion personnelle de l’auteur (par exemple, une excellente opportunité ou un mauvais produit).
Une information objective est un gage de fiabilité de l’information. Excepté pour les « éditos » ou les « cartes blanches », l’auteur d’un contenu informatif fiable cherche à faire connaitre tous les aspects d’un événement, à les resituer dans leur contexte. Il recoupe les sources et cherche à présenter les informations obtenues de façon équilibrée et impartiale en fonction des points de vue des acteurs en présence. L’auteur d’un contenu informatif factuel tendra à utiliser une forme et une structure de langage objective.
L’absence de traces de formes subjectives dans un contenu peut être analysé comme un élément indiquant que l’on se trouve en présence d’un contenu de type factuel (en opposition à un contenu d’opinion).1
Le présupposé qui sert de fondement à l’analyse de contenu définissant le caractère fiable d’un texte informatif est que l’absence de marques énonciatives de la subjectivité est un indice fort d’une neutralité de point de vue. En d’autres termes, l’absence de subjectivité déictique (embrayeurs, pronoms de première personne, termes d’adresse, etc. ; soit, dans le lexique de Rabatel, ce qui relève de l’activité du locuteur qui profère matériellement l’énoncé) serait garante de l’absence de subjectivité modale (qui relève de l’énonciateur, position énonciative prise par le locuteur par rapport au fait rapporté et manifestant un point de vue ou PDV) (Rabatel 2005). En réalité, si l’on se réfère au travaux de Kerbrat-Orecchioni, aucun texte n’est jamais, fondamentalement, objectif – l’autrice indique à cet égard que « toute unité lexicale est, en un sens, subjective » (Kerbrat-Orecchioni [1980] 1999, 79) ; toutefois le locuteur peut, le cas échéant, donner une apparence d’objectivité en effaçant au maximum les traces du locuteur ou de l’énonciateur en discours. C’est d’ailleurs le cas dans le discours scientifique, qui porte nécessairement la trace d’une subjectivité modale (puisque le chercheur se positionne au sein d’un champ disciplinaire en s’appuyant sur certaines idées et en en critiquant d’autres), où l’objectivité énonciative relève d’une posture légitimante, participant de la construction de l’image de soi en discours — ou ethos. Comme le précise Amossy:
En maniant les outils linguistiques qui lui permettent de s’absenter de son discours, le scripteur projette un ethos de professionnel au fait des normes de l’écriture scientifique. […] Il se dit et se montre par le refus de s’exprimer et de se manifester. Ce faisant, il projette un ethos qui lui permet de proclamer son appartenance identitaire à la communauté à laquelle il entend s’intégrer, et par laquelle il demande à être reconnu. (Amossy 2010, 191‑92).
Le style « objectif » du journaliste pourrait donc être appréhendé comme la marque affichée d’une maîtrise des codes rédactionnels en vigueur dans la profession ; reste à savoir si cela immunise nécessairement contre la prise de position. À cet égard, si l’on se réfère aux analyses des discours médiatiques menées par Rabatel, et en particulier son étude de cas d’une double-page du Monde, l’absence même de trace du locuteur/énonciateur dans un article (ici, par la juxtaposition d’extraits de prise de parole sur cette double page) n’empêcherait pas pour autant la présence d’un point de vue : l’hypothèse proposée est qu’à ce moment-là « ce PDV se lit (s’interprète) à travers la scénographie énonciative, et, plus spécifiquement, à travers le montage des extraits des locuteurs/énonciateurs seconds. » (Rabatel 2017, 423). Pour le dire autrement, l’énonciation éditoriale (Souchier 1998) de la double page, à travers la hiérarchisation de l’information qu’elle organise, manifeste bel et bien un point de vue tout en conservant les apparences de la neutralité au plan discursif. L’auteur conclut donc : « si mon analyse est juste, alors l’hyperstructure ainsi que la déliaison locuteur/énonciateur sont des moyens dont se sert le locuteur, en dépit de la contrainte d’objectivité et d’informativité, pour « laisser parler les faits » (arrangés par E1 [l’énonciateur premier, soit l’auteur de l’article]) dans un sens qui agrée à E1, lui permettant de dire sans dire. » (Ibid. 430).
L’équivalence entre objectivité énonciative et neutralité de point de vue ne va donc pas forcément de soi, même si elle peut, en effet, constituer un indice. Au vu de la masse documentaire à traiter, les algorithmes de Textgain permettront probablement un premier défrichage et écarteront un nombre important d’informations ne correspondant pas aux critères professionnellement reconnus de fiabilité médiatique — ce défrichage étant davantage affaire de corrélation que de causalité, la catégorisation associant énonciation subjectivisée et fiabilité moindre relevant d’une procédure automatisée. Pour autant, le fonctionnement de l’outil est certes explicite (en ce sens, le discours d’accompagnement de Faky se veut didactique quant aux paramétrages de l’algorithme), mais on constate ici que son utilisation est déléguée à un programme qui ne présuppose pas de distinction conceptuelle entre subjectivité modale et subjectivité déictique, ni son extension à une lecture du discours médiatique comme instrument de légitimation sur une scène professionnelle, qui aurait permis une saisie plus fine des enjeux à l’œuvre. À notre estime, la boîte à outil ne devrait donc idéalement se penser qu’avec un répertoire de pratiques interprétatives reposant sur l’exercice d’une gestualité critique — on se réfère ici au travaux d’Yves Citton, identifiant les humanités comme technès (Citton 2010), toujours situées et aux résultats incertains, axées sur la production de sens par le lecteur.
En d’autres termes, il serait utile d’intégrer davantage à l’étude des textes d’information médiatique les mécanismes de production du sens par l’énonciataire, ce qui passe par une démarche d’interprétation située, opposée au fonctionnement induit par la fragmentation des opérations de production en procédures standardisées. Dans Gestes d’humanités, Citton posait le constat suivant: « On comprend mieux en quoi consiste la face menaçante de la machinisation de nos gestes mentaux à l’âge de l’informatisation conquérante : une gestion de la pensée humaine qui substitue le fonctionnement à la signification, et qui remplace la subjectivisation par la dissociation mentale. » (Citton 2012, 51). S’il prend ici comme point de départ l’expérience esthétique, c’est pour mieux mettre en évidence la pertinence des humanités pour d’autres domaines — c’était également le propos d’Helen Small dans The Value of the Humanities : « To be capable of propagating, interpreting, and evaluating ideas in open debate is not a small competency » (Small 2013, 146). Il serait donc dommage d’évacuer l’outillage permettant d’appréhender les effets de sens de l’expérience médiatique, fût-ce pour aborder les textes des médias d’information2. À l’opposé du fonctionnement, délivrant une qualification/validation suivant la rencontre de critères définis a priori, l’interprétation ouvre quant à elle à l’instabilité du sens, à la pluralité, ce que ne peuvent les services et outils appartenant aux deux premières catégories identifiées par le cadastre de The Conversation. Des ressources abordant ces questions pourront peut-être être trouvées dans les catégories 3 et 4, mais il n’en reste pas moins que le fact checking, ainsi que le précise le début de l’article, participe d’un processus de recherche de la vérité ; soit, une propriété de l’objet (adéquation au réel) qui ne suppose pas, en principe, la prise en compte de ses modalités de réception. L’établissement des faits suivant les règles déontologiques de la profession est partie intégrante du travail journalistique, et indispensable à la vie de nos sociétés ; ce que l’on tente de questionner ici est la reproduction automatisée, modélisée et appauvrie des gestes du journaliste, assimilée dans les discours d’accompagnement des outils à une preuve de discernement dans le chef de l’usager qui la performe.
On ajoutera à ceci que tout discours (au sens large, en ce compris iconographique) fait l’objet d’une médiation par un dispositif, et qu’aucune information, fût-elle véhiculée par une énonciation objectivisée, n’est jamais donnée de manière immédiate et transparente. De ce fait, il paraît nécessaire de prendre aussi en compte, dans l’analyse des informations, celle des scénographies médiatiques qui président à leur mise en circulation ; à cet égard, pour les médias informatisés, le dispositif numérique est lui-même, déjà, un texte écrit à appréhender comme tel, porteur de représentations et de PDV qui orienteront les usages (Souchier et al. 2019). Un récent billet de Jean-Claude Domenjoz signalait ainsi les interfaces numériques comme un domaine négligé de l’éducation aux médias — pour faire le lien avec ce qui précède, on rappellera la proposition d’Yves Citton visant à repositionner les humanités dans l’environnement numérique comme d’indispensables « spécialités de la médiation » (Citton 2016, 35). Reste à voir donc comment peuvent se construire des boîtes à outils appropriables, amenant l’énonciataire à situer les textes médiatiques dans un environnement composé de différents régimes de discours (journalistique, scientifique, amateur, etc.), pour en interroger la scénographie et les mécanismes de production du sens.
Bibliographie
Amossy, Ruth. 2010. La présentation de soi: ethos et identité verbale. Paris: Presses universitaires de France.
Citton, Yves. 2010. L’avenir des humanités: économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation. Paris: La Découverte.
———. 2012. Gestes d’humanités : Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques. Paris: Armand Colin.
———. 2016. « Introduction ». In Lire et penser en milieux numériques : Attention, récits, technogenèse, par N.-Katherine Hayles, traduit par Christophe Degoutin. Grenoble: ELLUG.
Doutreix, Marie-Noëlle, et Lionel Barbe. 2019. « Légitimer et disqualifier : les Fake News saisies comme opportunité de normalisation du champ journalistique ». Études de communication. langages, information, médiations, no 53 (décembre): 49‑66. https://doi.org/10.4000/edc.9242.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. (1980) 1999. L’énonciation: De la subjectivité dans le langage. Paris: Armand Colin.
Maingueneau, Dominique. 2004. Le discours littéraire: Paratopie et scène d’énonciation. Armand Colin.
Rabatel, Alain. 2005. « La part de l’énonciateur dans la co-construction interactionnelle des points de vue ». Marges Linguistiques, no 9: 115‑36.
———. 2017. Pour une lecture linguistique et critique des médias : Empathie, éthique, point(s) de vue. Limoges: Lambert-Lucas.
Schürgers, Elise. 2021. « Escorter le fact-checking ». https://orbi.uliege.be/handle/2268/262686.
Small, Helen H. 2013. The Value of the Humanities. Oxford: Oxford University Press.
Souchier, Emmanuël. 1998. « L’image du texte : pour une théorie de l’énonciation éditoriale ». Les cahiers de médiologie 6 (2): 137‑45.
Souchier, Emmanuël, Gustavo Gomez-Mejia, Valérie Jeanne-Perrier, et Étienne Candel, éd. 2019. Le numérique comme écriture. Théories et méthode d’analyse. Paris: Armand Colin.
(1) Rtbf (2021). « Quelles sont nos sources ? », Faky, https://faky.be/fr/nos-sources#textgain consulté le 9 décembre 2022.
(2) Voir ainsi, par exemple, cette parution récente : Saemmer, Alexandra, Nolwenn Tréhondart, et Lucile Coquelin. 2022. Sur quoi se fondent nos interprétations ? : Introduction à la sémiotique sociale appliquée aux images d’actualité, séries télé et sites web de médias. Sur quoi se fondent nos interprétations ? : Introduction à la sémiotique sociale appliquée aux images d’actualité, séries télé et sites web de médias. Papiers. Villeurbanne: Presses de l’enssib. http://books.openedition.org/pressesenssib/17258. [CR à venir sur ce site]