Quelle transposition didactique pour l’éducation aux médias et à l’information ? Réflexions depuis la lecture d’Anne Cordier (2023. Grandir informés: Les pratiques informationnelles des enfants, adolescents et jeunes adultes. C&F Editions)
Note de lecture

Bien que la recherche consacrée aux aspects didactiques de l’éducation aux médias et à l’information ne soit pas inexistante (Kerneis 2010; 2017)[1], la littérature scientifique se montre peu bavarde sur la question. Et pour cause : comme le soulignent Fastrez et al. dans une enquête à grande échelle (Fastrez et al. 2022), le caractère transversal du champ disciplinaire entrave le développement de curricula scolaires spécifiques (Ibid.,78) et, de là, la recherche scientifique sur son enseignement. Au premier chef, la didactique disciplinaire engage un questionnement sur la matière à enseigner, sa légitimité sociale à l’être, et la manière dont elle le sera (Chevallard [1985] 1998) : la transposition didactique opère ainsi une transformation adaptative (Ibid., cité par Reuter et al. 2013, 221) d’un savoir savant, pratique, expert ou professionnel en matière enseignable et ce, à deux niveaux : (i) une transposition externe émanant de l’institution scolaire, organisant la progression des apprentissages au sein des programmes, et (ii) une transposition interne, qui est le fait de l’enseignant en situation de classe. La transposition constitue ainsi une première étape de l’action didactique d’une discipline donnée, si l’on entend par là (i) une réflexion sur les savoirs à enseigner et les compétences à développer (ii) auprès d’un public d’apprenants aux caractéristiques propres, (iii) en mobilisant des méthodes et des ressources en vue de la scénarisation d’activités efficaces au regard des objectifs d’apprentissages définis (iv) en conformité avec les visées institutionnelles allouées, ici, à l’éducation aux médias et à l’information.

Néanmoins, éduquer aux médias et à l’information suppose peut-être, avant toute chose, de cerner le profil des publics à qui l’on s’adresse ; d’anticiper, autant que faire se peut, le destinataire de l’action éducative afin de mieux comprendre ses représentations initiales, ses résistances éventuelles, le rapport qu’il entretient avec les médias dans sa vie quotidienne, les pratiques qu’il met en place pour s’informer et communiquer. De ce point de vue, l’ouvrage d’Anne Cordier se révèle un adjuvant précieux : huit ans après Grandir connectés, l’autrice poursuit ses recherches auprès d’un public composé d’adolescents et de jeunes adultes, parmi lesquels on retrouvera, dans les retours d’enquêtes longitudinales, les douze participants de la première étude. Nous avions eu le plaisir d’un premier aperçu au cours du cycle de conférences « Que peut (et que veut) encore l’éducation aux médias » organisé par le collectif Dé_montages, le 22 mars 2022 ; nous voudrions ici préciser les perspectives qu’offre cette recherche pour penser les aspects didactiques de l’éducation aux médias et à l’information, et plus spécifiquement, les savoirs de référence à transposer.

Analysant les expériences partagées durant les entretiens qualitatifs, Cordier explicite le projet de son étude, soit celui de

saisir les pratiques d’information et de communication des enfants et des adolescents, leur rapport aux mondes numériques, et au monde tout court et ce durant une période pour le moins charnière, entre crise sanitaire de grande ampleur et pratiques informationnelles plus que jamais sur le devant de la scène (désinformation, fake news, complotisme…), en lien avec des évolutions technologiques de grande ampleur (déploiement des réseaux sociaux numériques, des formats d’information 100% vidéos… (p. 12)

Pour le situer en termes didactiques, l’apport de l’ouvrage réside donc en une explicitation minutieuse des pratiques sociales de référence possibles pour l’éducation aux médias et à l’information, en regard desquels vont se construire et s’évaluer les programmes éducatifs — que l’on rencontrera également dans les résultats d’autres enquêtes, quantitatives celles-là, sur les littératies médiatiques, comme celle citée à l’entame de ce billet (Fastrez et al. 2022) : nous y reviendrons. L’angle choisi par Cordier sera celui des activités des enquêtés, des expériences vécues dans ce contexte, morceaux de biographies informationnelles à travers lesquelles le lecteur est invité à déambuler au fil des onze chapitres thématiques.

Nous ne saurions entrer dans le détail du retour de terrain, restitué dans toute sa nuance par la place de choix accordée au matériau source (les paroles des enquêtés) et les analyses fines qui en sont tirées. On se limitera à souligner trois axes qui traversent les chapitres, sans en épuiser toutefois le contenu. Nous reviendrons ensuite plus en détails sur ce que l’on peut tirer de cette étude pour penser les aspects didactiques de l’éducation aux médias, dès lors qu’elle concerne la scénarisation d’activités d’apprentissage portant sur les médias (dispositifs et textes médiatiques), comme objets info-communicationnels.

La dimension affective et relationnelle de l’information : les sociabilités informationnelles

Une première ligne qui traverse l’ouvrage est la dimension affective et relationnelle de l’information : elle se partage, en famille ou avec des amis ; elle est une manière de nourrir le lien, de négocier des représentations structurantes, des impressions, d’intégrer des communautés :

les sociabilités informationnelles rompent avec la considération psychologique et individuelle de la démarche informationnelle: on ne recherche pas de l’information pour soi mais pour occuper une place dans le monde ainsi que pour partager du sens avec autrui. (p. 33)

La sociabilité est, en premier lieu, familiale : Cordier relève ici l’importance des processus de socialisation primaire dans l’élaboration des pratiques informationnelles, dès lors que la famille apparaît comme un premier lieu d’échange, d’évaluation et de transmission des ressources informationnelles. Elle invite ainsi à soutenir l’éducation familiale à l’information et aux médias (p. 64), à la penser nécessairement en tant qu’elle implique des acteurs d’horizon variés. L’école apparaît également comme l’un des lieux privilégiés de la socialisation à l’information : l’initiation à la recherche d’information s’effectue au sein des centres documentaires des établissements scolaires. Malgré cette préoccupation de faire apparaître l’éducation à l’information dans le curriculum, trois constats surviennent : (i) celui de confusions terminologiques et conceptuelles (p. 89) récurrentes qui transparaissent des entretiens, mettant au jour les lacunes de la formation scolaire pour ce qui concerne l’appropriation théorique des objets informationnels et médiatiques (ex. confusion entre applications et sites web, moteur de recherche et réseau social, etc.) ; (ii) celui d’un décalage entre le développement de compétences associées à la maîtrise de l’accès à l’information, privilégié à l’acquisition d’une culture informationnelle ; (iii) celui d’une emphase, dans les activités proposées, sur l’appropriation d’outils (à l’instar de la webradio) au détriment de l’acquisition d’une culture médiatique au sens large.

À ces constats s’ajoute celui d’une obsession typiquement institutionnelle (politique, médiatique) relayée dans le monde scolaire, qu’est la chasse aux fake news. Davantage qu’un phénomène de société global (objet de préoccupations légitimes, au demeurant), les pratiques de désinformation sont présentées comme étant le propre des jeunes générations, et devant être corrigées durant le cursus éducatif. Il en résulte qu’évaluer l’information apparaît désormais comme « une injonction académique et non comme un processus intellectuel participant d’une démarche informationnelle critique plus globale, adoptée au quotidien. » (p. 240). La consultation de l’information de type news, celle de l’actualité vive, devient alors chez les jeunes une source d’anxiété en raison de la culture de la défiance (p. 255) qui se déploie dans le monde éducatif. Par contraste, Cordier souligne les émotions souvent positives associées aux pratiques d’information documentaires (soit, une recherche d’information de type knowledge), qui transparaissent des interviews :

Les enfants et adolescents enquêtés racontent le plaisir ressenti lorsqu’ils mènent une recherche d’information, qu’elle soit totalement volontaire ou guidée par l’exploration favorisée par les dispositifs d’accès à l’information. Le plaisir, et la confiance également. Une confiance qui n’empêche pas […] de questionner les sources le cas échéant, d’interroger la fiabilité de l’information rencontrée ou trouvée. (p. 247)

Les émotions sont ainsi identifiées par Cordier comme des ressources pour l’apprentissage (p. 34)[2]: leviers motivationnels, mais également obstacles potentiels lorsque la peur de se tromper, d’être dupé par une information fallacieuse devient centrale.

De ce bilan mitigé de l’éducation aux médias et à l’information en milieu scolaire ressort enfin un décalage des temporalités (p. 82) entre les apprentissages visés et les compétences spontanées déjà développées hors de l’école. Les sociabilités extra-scolaires, professionnelles ou militantes, développée par les apprenants, permettent en effet l’accroissement de compétences informationnelles et médiatiques au sein d’une communauté de pratique au sens de Wenger (Wenger 1999) : Cordier plaide à cet égard pour une meilleure reconnaissance de ces pratiques, comme l’avait d’ailleurs fait Henry Jenkins en soulignant le potentiel éducatif de la culture participative (Jenkins 2009; Jenkins, Ito, et Boyd 2015).

Environnements et formes médiatiques

Les espaces documentaires occupent une fonction majeure dans la socialisation à l’information. Les pratiques informationnelles sont en effet inséparables des espaces physiques dans lesquels elles se déploient, que Cordier invite à considérer comme véritables lieux de savoir (Jacob 2014), espace d’acculturation à l’information (p. 156). Au-delà des seuls espaces dédiés, le paysage informationnel dans lequel évoluent les enquêtés nourrit leur écosystème et les représentations qu’ils associent au milieu médiatique. De ce point de vue, la télévision, bien que conservant une place dans cet écosystème comme un média de référence, lieu collectif de la consommation d’information, revient régulièrement dans les propos des enquêtés comme un média de no life [sic], rendant les spectateurs passifs et incapables d’exprimer un choix sur les informations consultées. En contrepoint, le web est perçu comme le lieu d’une offre riche et variée, propice aux investigations informationnelles : You Tube se dessine par exemple, dans les paroles des enquêtés, comme un couteau suisse de la recherche d’information (p. 285), alternative à la télévision et objet d’une consultation quotidienne.

Ces représentations du milieu médiatique, immédiat, ouvert, interactif, orientent la saisie et la compréhension des formats d’information, dont le design joue un rôle de premier plan. Il contribue en effet à charger d’affectivité les pratiques informationnelles, en particulier lorsqu’elles se trouvent outillées numériquement[3] à des fins de captation attentionnelle et économique. Ce qui n’échappe en aucune manière aux enquêtés, qui oscillent, dans leur attitude face aux dispositifs, entre attraction et résistance. Le design des formats d’information numérique, visant la fluidité et l’instantanéité des propositions informationnelles, nourrit dans le même mouvement des imaginaires de démédiation et de transparence :

Ce design attractif entretient la sensation d’une transparence dans la diffusion de l’information – et partant, dans l’esprit de certains, dans sa fabrication même. Il influe dès lors directement sur l’imaginaire de l’outil de recherche d’information, et de l’activité informationnelle : les acteurs allient à cet imaginaire de la transparence une représentation d’un gage de sérieux et d’exhaustivité de l’information. Une intention de la désintermédiation qui séduit visiblement les acteurs, et est d’ailleurs clairement mentionnée par les industriels eux-mêmes (p. 263).

Cordier souligne à cet égard le rôle central assuré par le smartphone dans les pratiques informationnelles des enquêtés, véritable portail qui reconfigure les conditions de circulation matérielle de l’accès à l’information, en définissant un cadre pour la consultation d’éléments prédéfinis et hiérarchisés. De ce changement de matérialité résulte une requalification des pratiques médiatiques (un article de journal quotidien consulté sur un réseau social ne sera pas spontanément associé à de la lecture de presse) ; or, rappelle l’autrice, on gagnerait à réinterroger avec les jeunes le rôle que joue la presse dans leurs pratiques informationnelles, dès lors qu’ils continuent à la percevoir comme un média de référence. Cordier propose de la replacer dans une économie intermédiatique (Jeanneret [2000] 2017) qui prendrait en compte sa circulation sur différents supports. Plus généralement, elle réfute toute ligne de partage qui isolerait l’information en ligne dans les actions éducatives :

L’erreur commise actuellement, et depuis hélas trop de temps, est d’opérer une focalisation obsessionnelle sur ledit numérique, isolant celui-ci au sein des pratiques informationnelles juvéniles, ce qui nuit à la véritable compréhension de l’épaisseur de ces pratiques mais aussi à la mise en place d’une éducation aux médias et à l’information ayant un sens social effectif car faisant écho à la véritable expérience des acteurs. (p. 131)

L’une des conséquences de ce partage est la disqualification, par le monde scolaire, de certains sites où s’exercent les pratiques informationnelles (réseaux sociaux, Wikipédia) ; en d’autres termes, une stigmatisation de la ressource au détriment d’une culture des sources (p. 242) qui devrait pourtant prendre en considération l’économie intermédiatique.

Le rapport à l’information comme marqueur socio-culturel

L’institution scolaire et académique consacre ce faisant la légitimité de certaines pratiques informationnelles, dont l’acquisition peut s’avérer indispensable à la réussite d’un parcours d’étude. Cordier rappelle les acquis de travaux en sociologie comme ceux de Pierre Bourdieu et Bernard Lahire, montrant comment la culture considérée comme légitime par l’institution éducative se trouvait calquée sur les pratiques culturelles des classes supérieures. Les personnes issues de ces milieux disposent ainsi de ressources culturelles et informationnelles leur permettant de se conformer aux pratiques attendues, et s’en trouvent avantagées dès lors qu’elles sont dispensées de fournir un effort chronophage en vue de s’y affilier. A contrario, les apprenants moins dotés en capital socio-culturel déploient à cette fin un éventail de stratégies d’acculturation informationnelle, plus ou moins couronnées de succès (se forcer à lire le Monde, le Courrier international, etc.). S’il est nécessaire de porter un regard critique sur ces hiérarchies, elles doivent au demeurant être explicitées dans l’intérêt de l’apprenant : « L’éducation à l’information doit être une éducation qui dise les codes et les décrypte aux premiers concernés, qui ne nie pas non plus la hiérarchisation des ressources informationnelles. » (p. 209).

Les pratiques informationnelles sont encore tributaires de finalités sociales allouées à l’information, ainsi que de parcours de vie, qui définissent les nécessités et les priorités. En fonction de celles-ci, le plaisir associé à l’information documentaire (ou de type knowledge, telle que mentionnée plus haut) se voit parfois relégué à l’arrière-plan, au profit d’une information à valeur fonctionnelle, économique, destinée à couvrir des besoins immédiats. Ces pratiques sont dès lors susceptibles de restreindre l’horizon informationnel quand il s’agit, avant tout, de garder la tête hors de l’eau pour faire face à un quotidien en tension. Compte tenu de ce lien fort entre besoins sociaux et pratiques informationnelles, Cordier souligne en quoi l’introduction des médias numériques en classe peut également mener à la reproduction des inégalités sociales, suivant les utilisations avec lesquelles l’apprenant s’est familiarisé, ou non, au cours du processus de socialisation primaire[4]:

n’oublions jamais combien la conversion de compétences d’un champ social à l’autre, par exemple du vécu familial numérique aux exigences académiques, dépend fondamentalement des conditions sociales dans lesquelles s’épanouit l’enfant-adolescent : les inégalités sociales d’accès et d’appropriation sont en ce sens des fractures de “ré-investissements” (p. 231).

Discussion et pistes pour une exploitation didactique

On décèle déjà, à la lecture de ces axes, tout le potentiel de l’enquête pour une approche didactique de l’éducation aux médias. Le travail est d’ailleurs préparé par Cordier qui, au terme de chaque chapitre et dans sa conclusion, émet une série de propositions pédagogiques tirées des analyses présentées (on en retrouvera les grandes lignes dans une interview récente dans le Café pédagogique). Il s’agit à proprement parler d’un appel à un changement de paradigme culturel dans l’enseignement des médias et de l’information :

  • culture des sociabilités informationnelles, consolidées par la fréquentation des lieux de savoir (vs. culture de pratiques individuelles de l’information décontextualisées) ;
  • culture de la confiance et du plaisir (vs. culture de la défiance et de l’angoisse de se tromper) ;
  • culture des sources informationnelles (vs. stigmatisation des ressources informationnelles) ;
  • culture technique du web attentive aux enjeux du capitalisme de surveillance et à ses logiques de captation (vs. culture instrumentale centrée sur l’outillage) ;
  • culture intermédiatique explicitant la fabrication de l’information et les « systèmes d’intentions et de valeur des formats médiatiques » (p. 300) (vs. culture des médias numériques pensés comme isolés) ;
  • culture valorisant les savoirs informels et les pratiques extra-scolaires (vs. culture académique) ;
  • culture des légitimités informationnelles (vs. culture des bons usages normés dont les implicites renforcent les inégalités).

La démarche de Cordier, résolument compréhensive, vise en réalité à mieux saisir l’expérience informationnelle de l’usager des médias. L’autrice exploite ici à bon escient tout le potentiel de l’approche qualitative, donnant accès au matériau vivant et concret de l’expérience, tout en étant étayée méthodologiquement (l’annexe en donne un aperçu). On appréciera la posture éthique de l’autrice, marquée d’un profond respect pour les enquêtés en tant que personnes, dans la diversité de leurs positions — qu’il s’agisse du militant antifa ou du gamer sympathisant du RN — mais aussi, par exemple, pour les enseignants et acteurs de l’action éducative qui, tant bien que mal, s’ajustent aux injonctions institutionnelles. L’approche résolument bienveillante n’empêche en rien la considération critique de ces injonctions, de leurs faiblesses intrinsèques ou de leur difficile applicabilité. La reconnaissance de la pluralité de pratiques informationnelles (incluant les pratiques amateur) évitant la reconduction des hiérarchies consacrées (qui sont toutefois pensées analytiquement) donne également matière à réflexion.

Si cette volonté de ne pas disqualifier les pratiques des enquêtés est somme toute assez logique dans une démarche compréhensive, elle risque de se heurter, toujours dans la perspective didactique, à la nécessité de constituer des curricula ou un parcours de formation. En d’autres termes, si les pratiques informationnelles dans toute leur variété peuvent conduire à des apprentissages — dès lors qu’ « apprendre, c’est modifier de façon durable ses connaissances et comportements sous l’effet de l’expérience » (Amadieu et Tricot [2014] 2020, 43) —, l’enseignement prend le relai lorsqu’il est question de préparer à des environnements futurs (Ibid.) : des dispositifs d’apprentissage seront alors expressément conçus à cette fin. Or le tout sera de préciser ces environnements futurs et les capacités d’action dont le développement est visé par l’action éducative. Et de sélectionner à cet égard des pratiques sociales de référence, définies par Martinand comme « les liens entre les buts et les contenus de l’enseignement avec les situations et les tâches de pratiques existantes en dehors de l’école », et posant « le principe que des pratiques sociales peuvent servir de référence à des activités scolaires. »  (Reuter et al. 2013, 175). Or pour l’heure, les visées institutionnelles de l’éducation aux médias et à l’information semblent assez peu concerner l’information de type knowledge — l’usage de l’information se conçoit en effet en vue de l’exercice d’une prise de parole dans le débat public, et se trouve explicitement lié à l’art. 19 de la DUDH (UNESCO 2023, 14). Si information knowledge il y a, elle se rapporte à la compréhension d’éléments juridiques, techniques, etc. qui permettront d’accroître sa compétence sur des questions de citoyenneté (genre, inégalités sociales, discriminations liées à l’appartenance ethnique, développement durable, etc.). Ces questions, certes importantes, gagneraient à se trouver connectées à d’autres (loisirs, intérêts culturels, etc.) et resituées dans les pratiques des citoyens. L’apport de Cordier est précisément de rappeler que l’information n’est pas uniquement de type news, et que ces visées citoyennes pourraient s’exercer à travers d’autres pratiques informationnelles (communicationnelles, médiatiques), par l’intégration de sociabilités de plus petites échelles (locales, associatives, etc.) qui forme un maillage précieux pour la vie communautaire.

D’autres études modélisent a priori les pratiques sociales de référence en éducation aux médias et à l’information pour évaluer les pratiques informationnelles des jeunes. C’est ainsi qu’une enquête à large échelle conduite en Belgique, France, Québec et Suisse (Fastrez et al. 2022) a investigué les compétences en littératie médiatique des adolescents francophones, et, plus spécifiquement, la recherche d’information et la production multimodale. La démarche est ici radicalement différente[5], puisque sont pré-définies les compétences en littératies médiatiques[6] à partir desquelles seront évalués les enquêtés, à partir de leurs performances dans la réalisation de tâches, mais également de leurs déclarations quant à la compétence perçue. Les premiers résultats engrangés par l’étude (toujours en cours) semblent pourtant témoigner eux aussi du rôle prépondérant d’une familiarisation, souvent extra-scolaire, avec les formats, ici numériques, de l’information, pour la réussite des tâches scolaires. Les auteurs plaident dès lors pour une meilleure intégration, au sein même des didactiques disciplinaires (en particulier, celles des langues), des formes contemporaines de textualités médiatiques, de manière à favoriser le transfert de compétences déjà acquises en lecture/écriture dans les environnements numériques :

Based on the preliminary results of our investigation and on the starting postulate of the research (i.e.,that media literacy is a teachable competence with specific knowledge and skills), we formulate the following hypothesis: An anticipation of media forms, their discursive processes, and their digital substrates (techno-semiotic dimensions) through diversified and meaningful social practices of media literacy (socio-semiotic dimensions) seems to influence the competence to read and produce digital documents (semio-cognitive dimensions). Thus, a disciplinary didactic approach focusing on media literacy activities and practices in its cognitive-semio-social-technical dimensions, along with a continuum of training on the processes of reading and producing digital media, should help young people become more aware of their media literacy competence. (Ibid., 98)

Au-delà, comme l’observent Delarue-Breton et al., dans un autre article rattaché à cette étude, cette modélisation préalable des littératies médiatiques est en elle-même heuristique pour penser la relation entre matières scolaires et pratiques sociales :

Ainsi, le design de la recherche permet d’interroger sur les objets scolaires (sans que ce soit un objectif en soi), eux-mêmes transformés par des pratiques sociales – par exemple, la lecture et l’écriture de textes, maintenant multimodales, collaboratrices, interactives, numériques, etc. – et leur champ d’application dans les disciplines scolaires concernées. Ainsi, la conception des outils d’évaluation des compétences en littératie médiatique participe à l’instrumentalisation didactique, au remodelage de ses objets et à la disciplinarisation d’enseignables (voir à ce sujet les thèses sur la transposition didactique de Schneuwly et Ronveaux, sous presse). (Delarue-Breton et al. 2021, paragr. 62)

On constatera cependant que le caractère transdisciplinaire de l’éducation aux médias et à l’information semble impliquer que la transposition didactique s’effectue au regard d’autres disciplines (ici, principalement les langues et les lettres, la littératie étant initialement affaire de lecture-écriture). Si les résultats de l’enquête préliminaire se confirment, cette position apparaît justifiée. Toutefois, en l’absence de discipline scientifique de référence convoquée pour l’enseignement des concepts propres aux médias, elle ne règlera pas le problème du manque de précision conceptuelle des apprenants mis en évidence par Cordier. En d’autres termes, les médias ne sont pas constitués, en l’état actuel, comme objets scolaires par un processus de transformation depuis un objet théorique (Reuter et al. 2013, 221), bien que des pratiques sociales puissent être érigées en références et irriguent de ce fait la définition des littératies. Or, les sciences de l’information et de la communication (SIC) peuvent servir de discipline de référence pour l’éducation aux médias. En France, le professeur-documentaliste qui assure une formation spécialisée à la recherche d’information dans l’enseignement secondaire est issu de cette filière ; ce débouché n’existe pas en Belgique, où le travail des compétences en éducation aux médias est transversal au sein des disciplines scolaires (Décret Missions, 2018 [1997] Art. 16, §3 ; (CSEM 2022).

Les pratiques sociales de référence[7], tout comme les savoirs savants, ou les savoirs experts, servent de base à la transposition didactique ; toutefois, ces savoirs savants semblent peu présents dans les cursus francophones — on a mentionné ailleurs l’existence, dans d’autres aires géographiques, de cadres conceptuels comme celui de l’AMLA aux États-Unis, qui font actuellement défaut, en Belgique du moins, pour soutenir les actions en éducation aux médias. Bien que le travail soit à faire, on ne tentera pas ici de dessiner les contours de ce qui pourrait constituer ce cadre ; l’ouvrage de Cordier identifie par ailleurs une série de concepts et notions (média, réseau social, web, Internet, format, wiki, etc.) à même de constituer de premiers jalons. Mais ce qui transparaît des enquêtes est, une fois encore, la méconnaissance de la matérialité des médias et des formats médiatiques, aussi bien dans le chef des enquêtés que de la littérature institutionnelle. La recherche en histoire matérielle des savoirs — on pense au récent ouvrage de Jean-François Bert et Jérôme Lamy, Voir les savoirs : Lieux, objets et gestes de la science (Bert et Lamy 2021) — permet d’élargir la notion de littératie en y intégrant par exemple, « outre la question de la lecture et de l’écriture, celle des supports de l’écrit » (Ibid., 22). Plus généralement, la recherche en SIC a accordé place de choix aux matérialités du savoir, de ses formes médiatiques, et l’on gagnerait à nourrir le cadre conceptuel de l’éducation aux médias en réservant à ces préoccupations une place centrale[8].  

Tout d’abord, Cordier rappelle l’importance des lieux pour la recherche documentaire, qu’elle relie aux lieux de savoir de Jacob : des espaces physiques instrumentés invitant à la pratique, des lieux dynamiques où s’établissent des relations et où s’acquièrent les connaissances. Cette préoccupation est salutaire à l’heure où des organismes institutionnels semblent nourrir l’espoir que les institutions documentaires (ex. bibliothèques), voire scolaires ou académiques, deviennent des plateformes à partir desquelles le citoyen pourra construire soi-même son information en toute autonomie[9].

Le savoir, l’information, le document sont en effet inséparables de leur matérialité, qui conditionne leur mise en circulation et leur utilisation. Rien d’étonnant à ce que l’on retrouve convoqués, sous la plume de Cordier comme ailleurs lorsqu’il s’agit de re-penser l’éducation aux médias, les travaux d’Yves Jeanneret : issu de la littérature, Jeanneret met en effet au cœur de sa pensée de la trivialité (Jeanneret 2008; 2014) les matérialités du savoir, postulant que les formes produisent du sens — ce qu’a montré, pour les sciences du livre, la bibliographie matérielle — et que le travail créatif sur la forme des savoirs favorise leur circulation sociale. Le développement de la littératie, entendue au sens large comme aptitude fondamentale à lire et utiliser l’écrit, ne peut dès lors faire l’impasse sur les matérialités du texte porteuses de sens. Le concept d’économie intermédiatique (Jeanneret [2000] 2017) mobilisé par Anne Cordier permet de penser les conditions matérielles de la circulation sociale de l’information ; on retrouvera encore, dans un article de Laurent Petit, un renvoi aux concepts d’information1 (mathématique) et information2 (sociale) (Ibid.) pour clarifier la distinction conceptuelle entre information et donnée (Petit 2022, paragr. 42). Au-delà des travaux de Jeanneret, les recherches en SIC fournissent une large palette d’outils pour penser le numérique dans sa dimension info-communicationnelle et se dégager du flou conceptuel (on se permettra ici de renvoyer à notre synthèse).

En guise de conclusion…

La transposition didactique repose sur la transformation adaptative de savoirs savants ou de pratiques sociales de référence en savoirs enseignables. Cette transformation d’un objet social ou scientifique en objet scolaire passe par une mise en texte du savoir, que l’on retrouvera par exemple dans les textes institutionnels (programmes, référentiels, etc.), les manuels et autres supports de cours (Reuter et al. 2013, 221). À ce titre, la transposition didactique consiste en une pratique discursive du savoir au sens de (Badir 2022), soit la manière dont un savoir est, par le discours, constitué en objet susceptible d’être transmis et enseigné. Elle est donc affaire, notamment, de précision lexicale.

De notre lecture d’Anne Cordier, nous retiendrons donc cette idée d’un étayage terminologique et conceptuel indispensable à l’éducation aux médias et à l’information, qui pourrait servir de filtre pour la sélection de pratiques sociales de référence pertinentes — on reprend ici l’idée du tamis théorique exprimée par Samuel Johsua (1996:65, cité par Reuter et al. 2013, 224)[10]. Cet étayage est à rechercher dans les travaux en SIC, en particulier ceux qui interrogent la matérialité de l’information. D’autre part, l’observation des pratiques sociales est précieuse en ce qu’elle permet de reconsidérer les objets des disciplines scolaires : s’agissant de la littératie médiatique, l’étude de Fastrez et al. (Delarue-Breton et al. 2021; Fastrez et al. 2022) montre bien que le développement de compétences en éducation aux médias et à l’information engage des apprentissages complexes impliquant une familiarisation avec des pratiques de lecture et d’écriture dans l’environnement numérique, souvent impensées dans les programmes des disciplines scolaires et devant faire l’objet d’un apprentissage spécifique au risque d’alimenter les inégalités. Enfin, si les concepts orientent le choix de pratiques sociales comme référence du savoir à enseigner, l’observation des pratiques sociales dans leur évolution amènera de nouveaux besoins en conceptualisation pour l’éducation aux médias et à l’information. En d’autres termes, une approche dynamique entre théorie des SIC et pratiques sociales de référence est à privilégier.

Ces quelques considérations sont loin d’épuiser le potentiel de Grandir informés pour penser les aspects didactiques de l’éducation aux médias et à l’information. Par exemple, la prise en compte du rôle essentiel des émotions dans la saisie de l’information pourra faire l’objet d’activités réflexives intégrant les théories du design de l’information et de l’énonciation éditoriale — ce qu’on trouvera par ailleurs dans les propositions méthodologiques de la sémiotique sociale (Saemmer, Tréhondart, et Coquelin 2022). Dans un autre registre, celui de la scénarisation didactique, l’identification des représentations préalables associées aux médias numériques (immatérialité, démédiation, immédiateté, interactivité, dualisme, etc.) fournira des points d’appuis précieux pour initier une activité pédagogique. On continuera donc avec plaisir à suivre l’autrice dans ses nombreuses interventions médiatiques, adressées aux chercheurs mais également, bien souvent, aux parents, enseignants et adolescents, tout à la fois acteurs et bénéficiaires de l’action éducative.

Bibliographie

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Amadieu, Franck, et André Tricot. (2014) 2020. Apprendre avec le numérique. s.l.: Retz.

Badir, Sémir. 2022. Les pratiques discursives du savoir. Le cas sémiotique. Lambert-Lucas. Limoges.

Bert, Jean-François, et Jérôme Lamy. 2021. Voir les savoirs: lieux, objets et gestes de la science. Paris: Anamosa.

Chevallard, Yves. (1985) 1998. Transposition didactique : Du savoir savant au savoir enseigné – Un exemple d’analyse de la transposition didactique. Grenoble: Pensée sauvage.

CSEM. 2022. « L’éducation aux médias dans les référentiels du tronc commun ». https://www.csem.be/sites/default/files/2022-10/EAM_referentiels_tronc_commun%20version%20modifiable%20221014.pdf.

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[1] Dans sa recherche doctorale, Kerneis a mobilisé la théorie de l’action conjointe en didactique pour analyser des situations de classe en éducation aux médias. Nous n’en rendons pas davantage compte, notre lecture étant restée très parcellaire en raison de cette focale sur l’observation de terrain, plus éloignée de nos préoccupations de recherche (ici, la transposition didactique comme pratique discursive du savoir, cf. notre conclusion).

[2] Les liens entre affects et cognition étant au demeurant bien attestés dans la recherche en éducation : voir par exemple (Pekrun 2014). Nous remercions notre collègue des sciences de l’éducation, P. Detroz, pour la référence.

[3] Cordier renvoie par exemple au travail de (Alloing et Pierre 2017).

[4] Ce qui se trouve, ici encore, confirmé par la recherche en éducation (Fenoglio 2021).

[5] Sur les deux perspectives scientifiques, on lira utilement les précisions qu’apportent un article de Catherine Delarue-Breton et al., co-autrice de l’étude. On y revient sur une distinction de B. V. Street entre perspective autonome (on s’intéresse aux pratiques indépendamment des contextes sociaux) et perspective idéologique (qui considère d’abord les contextes sociaux où elles s’exercent) : « En matière de littératie médiatique, la première de ces deux perspectives scientifiques, la perspective cognitive, plus souvent quantitative, vise à mesurer des savoirs et savoir-faire dits standardisés, privilégiant les tâches de réception de l’information aux tâches de production de contenus médiatiques. La seconde, la perspective culturelle-critique, privilégie au contraire la description qualitative de ces pratiques médiatiques situées, en lien étroit avec l’histoire des individus et le contexte social de leur production. On gagne ainsi en représentativité avec la première, mais on perd en compréhension, tandis qu’on gagne en compréhension avec la seconde, mais on perd en représentativité. » (Delarue-Breton et al. 2021, paragr. 19).

[6] Celles-ci sont élaborées à partir des travaux du Research Group on Multimodal Literacy (GrMML) de l’UQAM ainsi que de la matrice de Fastrez (Fastrez 2012). Cette dernière, croisant des activités médiatiques (lire-écrire-organiser-naviguer) et des axes de lecture conceptuels (informationnel, technique, social), est à l’origine du cadre de compétences belge pour l’éducation aux médias. Dans l’étude de (Fastrez et al. 2022), la littératie médiatique est modélisée comme une compétence, voie médiane entre les pratiques sociales, d’une part, et un composite skills/knowledge, d’autre part, d’après une ligne de démarcation issue d’une revue de littérature de Potter (Potter 2013). Jacques et Fastrez détaillent dans un article la manière dont cette approche par compétence a permis l’établissement de la matrice utilisée, en Belgique, pour l’éducation aux médias (Jacques et Fastrez 2018). On pourrait relever, plus en amont et plus transversalement, que l’approche par compétences, qui entraîne une nouvelle programmation des disciplines scolaires, est consacrée en Belgique par le Décret Missions de 1997 : ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir-être, la compétence vise la mobilisation efficiente du savoir en vue de la réalisation d’une tâche dans une situation donnée.

[7] Le concept de Martinand a bien pour finalité de montrer que le savoir enseigné n’est pas uniquement issu d’une discipline scientifique (Reuter et al. 2013, 224).

[8] Ce sont d’ailleurs des propositions déjà émises dans des ouvrages comme (Mitropoulou et Pigner 2014; Souchier et al. 2019), mais qui ne se retrouvent qu’assez peu dans les programmes et supports d’activité. Aude Seurrat a par ailleurs étudié les formats de l’éducation aux médias par ce prisme (Seurrat 2010).

[9] On lira ainsi dans le document UNESCO Citoyens éduqués aux médias et à l’information : « Les institutions d’information (bibliothèques, institutions médiatiques et entreprises de communication numérique) deviennent des plateformes disponibles pour élargir la participation à l’apprentissage professionnel. Dans certains pays, elles peuvent même être utilisées pour l’apprentissage ouvert et à distance et pour la formation continue des éducateurs. » (UNESCO 2023, 24).

[10] « Samuel Johsua (1996a : 65) lui aussi affirme que “la transposition ne peut prendre directement des pratiques comme référence, du moins non sans un tamis de type théorique”. Toutefois, ce tamis peut être une modélisation théorique de la pratique qui ne fait pas nécessairement référence à un savoir de type académique (Reuter et al. 224).

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