Mensonge télévisuel et vérité politique
Le cas du faux-JT de la RTBF

Parmi les objets télévisuels qui questionnent le partage entre la réalité et la fiction, le faux journal télévisé diffusé par la chaîne belge RTBF le 13 décembre 2006 fait indubitablement figure de beau cas. Par son exceptionnalité dans le paysage audiovisuel, il oblige en effet à réfléchir aux cadres d’analyse habituels utilisés pour éclairer les usages médiatiques de cette frontière entre le « dire vrai » et le « ne pas dire vrai ». L’intérêt est d’autant plus grand à nos yeux que l’émission présente une portée résolument politique, non seulement parce qu’elle s’inscrit (prétend s’inscrire) dans le genre de l’information journalistique, mais surtout parce qu’elle touche, ni plus ni moins, à la question de l’existence d’un État, en l’occurrence la Belgique.

Dans les pages qui suivent, on se propose d’analyser les rouages de ce qui fut perçu par beaucoup comme un honteux mensonge télévisuel, et qui pourtant a suscité une onde de choc émotionnelle telle qu’elle a pu révéler du même coup une vérité politique assez puissante. Cette vérité touche au rapport imaginaire d’une partie des Belges à leur pays, mais aussi à leur petit écran.

Avant d’entrer dans le vif de cette analyse, il n’est sans doute pas inutile de donner une rapide description de surface de ce faux JT, popularisé sous le nom de Bye-bye Belgium (désormais abrégé BBB), ainsi que de son contexte1.

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Considérée comme un État artificiel depuis sa création en 1830, la Belgique connaît au début de la décennie 2000 une profonde remise en question de son unité politique. Les deux principales communautés linguistiques du pays (flamande au Nord, francophone au Sud) sont inscrites dans des structures économiques, démographiques et culturelles de plus en plus divergentes et l’expression, en Flandre, de revendications indépendantistes n’est plus un tabou, même parmi les hommes politiques flamands d’envergure nationale. Ceux-ci font clairement entendre que leur participation au prochain gouvernement fédéral sera conditionnée par une grande réforme institutionnelle, qui pourrait sonner le glas de l’État belge. Les francophones se sentent quant à eux peu concernés par ces revendications et se retranchent volontiers derrière le slogan « Nous ne sommes demandeurs de rien ».

La RTBF est la chaîne francophone de service public. Son JT de 19h30, dont François De Brigode est le présentateur-vedette, se distingue par son style sobre et son souci pour les enjeux de la collectivité citoyenne, qui tranchent avec le sensationnalisme, voire le populisme, de sa rivale privée, RTL-TVI. Le projet BBB est porté à la RTBF par le journaliste Philippe Dutilleul, l’un des membres de l’équipe de reporters du célèbre magazine Striptease, connu pour son regard sans concession sur la société et pour son goût du second degré. Dans l’ouvrage qui paraît au lendemain de la diffusion de l’émission (Dutilleul, dir., 2006 – une sorte de compte rendu de l’enquête préparatoire), l’auteur explique que l’émission du 13 décembre 2006 est le résultat d’un travail de plus de deux années, porté par « la volonté affichée de provoquer un choc dans l’opinion publique et dans le monde politique, de stimuler un vrai débat démocratique, autour de ce thème [la fin de la Belgique] dans le pays tout entier » (ibid : 7). Cette citation est importante pour la suite, car elle témoigne de l’argumentaire qui anime cette entreprise en profondeur.

Cet argumentaire se réalisera, en surface, sous la forme d’un scénario de fiction dont la formulation est assez simple – l’État belge n’existe plus : que se passe-t-il ? –, mais dont la mise en œuvre médiatique est assez complexe. La chaîne programme ce soir-là l’émission de reportages de société Questions à la une, qui propose un sommaire centré sur la polarité belgo-belge entre le Nord et le Sud du pays et égrène dès les premières minutes les stéréotypes les plus massifs que chaque communauté renvoie à l’autre (une Wallonie gangrenée par le chômage et la corruption, une Flandre donneuse de leçons). Le flux audiovisuel de Questions à la une est alors brutalement interrompu après 2’30’’ et laisse place au visage grave de François De Brigode annonçant, dans le décor du JT, la fin du pays à la suite de la sécession unilatérale du Parlement flamand. Cette « émission spéciale » propose ensuite une alternance de reportages en direct, de reportages en faux-direct (avec notamment des interviews de personnalités politiques et culturelles belges), de reportages rétrospectifs enregistrés et d’analyses en plateau qui, tour à tour, éclairent les causes et les conséquences (des plus politiques aux plus triviales) des événements fictifs annoncés. Le caractère fictif de ces événements est révélé de manière de plus en plus explicite au fil de l’émission par différents indices – un bandeau rouge mentionnant « Ceci est une fiction », des invraisemblances techniques, l’insertion de pseudo-informations cocasses voire carrément surréalistes, etc. – qui culminent avec l’image de l’explosion de la tour de transmission du signal audiovisuel de la chaîne.

Beaucoup d’observateurs ont dénoncé la manipulation des téléspectateurs par une rédaction cynique cherchant délibérément l’effet de scandale à des fins publicitaires. L’émotion suscitée par cette émission fut en effet d’une ampleur considérable dans l’opinion publique, comme en témoignent les 38 plaintes déposées au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) (Dutilleul, 2008). La majorité de la classe politique a quant à elle condamné BBB, du moins sur la forme, qui enfreignait les règles élémentaires de la déontologie du journalisme d’information. Le CSA se montrera finalement clément avec la chaîne, ne retenant qu’un seul des griefs qui lui étaient imputés : « Il appert en effet que […] la RTBF est restée en défaut de présenter la fiction comme de la fiction, ne prenant pas les mesures suffisantes pour empêcher la confusion ». La RTBF publiera un communiqué indiquant qu’elle « n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher la confusion dans le chef d’une partie de ses téléspectateurs »2.

Quelques années après sa diffusion, cette émission est créditée d’une valeur prémonitoire, dans la mesure où le scénario qu’elle donnait à voir sous une forme exacerbée correspond toujours davantage à la réalité politique et institutionnelle du pays.

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Cette rapide description de surface montre bien que le débat autour de cette émission s’est focalisé sur le mensonge télévisuel qu’elle commettait, les journalistes répondant quant à eux que les « indices de fiction » fournis étaient suffisamment clairs et nombreux pour alerter le téléspectateur. Les spécialistes des médias ont eux aussi pesé la part respective de la manipulation et du coup bien calculé, soulignant tantôt que « les circonstances émotionnelles dans lesquelles le programme a plongé le spectateur l’ont dépouillé de toute capacité d’exercice d’un quelconque esprit critique » (Lits, dir., 2007 : 11), tantôt que l’enchaînement des reportages était trop bien ficelé pour qu’il puisse laisser penser à du véritable direct en prise sur un événement réel en cours (ibid. : 26-27).

Tout cela indique bien à quel point la croyance en une transparence de l’information, en une vérité des faits rapportés, constitue l’une des obsessions du rapport ordinaire au journalisme télévisuel – comme si tous les sujets diffusés dans les JT traditionnels ne faisaient pas eux-mêmes l’objet d’une sélection et d’une série d’opérations (cadrage, montage image-son, commentaire, etc.) qui déforment immanquablement la réalité brute des événements tels qu’ils sont vécus.

Ainsi, plutôt que de renchérir sur cette polémique, et tenter de trancher sur le fait de savoir si la chaîne a menti à ses téléspectateurs, il nous paraît plus fécond de nous demander comment le programme intègre certains codes de la fiction dans le cadre d’un dispositif à visée argumentative : il s’agit bien en effet, ultimement, de susciter une prise de conscience auprès de l’auditoire visé.

Parmi les théoriciens de l’argumentation, Marc Angenot fournit une définition assez claire de ce type d’argumentation, qu’il nomme « raisonnement par fiction » : il s’agit d’« un type de raisonnement inductif où l’on s’appuie non sur un fait réel ni même vraisemblable, mais sur un fait potentiel, le plus souvent expressément irréalisable – en faisant ainsi appel à la conjecture, à l’extrapolation, à la capacité qu’a le lecteur de jouer avec des univers parallèles » (Angenot, 1982 : 201). Ce type de raisonnement peut miser par ailleurs sur un brouillage des genres, et masquer – fût-ce provisoirement – le caractère fictionnel de ce qu’il avance. C’est alors le statut même de la parole argumentative qui est visé par le dispositif : une fois la fiction révélée comme telle, le contrat qui liait les partenaires de l’échange est nécessairement redéfini, puisque les croyances qui garantissaient ce contrat se trouvent ébranlées.

Observons à présent de plus près comment cette pratique argumentative se réalise de manière singulière dans BBB et ce qu’il convient d’en tirer comme considérations sur l’étude des rapports entre fiction et politique dans les discours télévisuels.

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En nous inspirant du modèle proposé par François Jost (1998), nous pouvons décrire plus précisément l’incipit3 de l’émission comme un emboîtement de trois plans de prise de parole, caractérisés chacun par des visées distinctes.

L’émission Questions à la une, qui précède le JT spécial, appartient au flux habituel de la chaîne, à la programmation telle qu’elle est assumée par l’instance « RTBF » et diffusée aux téléspectateurs selon l’identité d’une chaîne publique, telle que nous l’avons brièvement décrite plus haut – appelons ce niveau N1. Après 2’29’’, cette émission subit un brouillage du signal audiovisuel, qu’il convient ici d’assigner à un N0 effacé, puisque son intervention sur le flux ne se donne à voir que comme une transition brutale entre deux instanciations de N1. Cette seconde instanciation de N1 est quant à elle précédée d’un autre saut de niveau, celui-ci bien explicité sur les plans visuel et sonore : l’écran brouillé s’ouvre en effet sur une scène de maquillage du présentateur du JT, qui s’adresse à la maquilleuse : Vas-y vite parce qu’on est à l’antenne. Ce niveau N2 est celui sur lequel se bloque immédiatement la valeur d’authenticité, le niveau que le téléspectateur identifie comme le lieu d’où lui parvient une vérité sans concession, incarnée par une parole lavée de tout soupçon : quoi de plus authentique en effet qu’un présentateur de JT surpris par la caméra en plein maquillage alors qu’il est déjà à l’antenne. Cette brève, mais intense, manifestation de N2 (à peine plus d’une seconde) est elle-même interrompue par un écran noir, duquel se détache pendant trois secondes l’inscription Ceci n’est peut-être pas une fiction, avec en voix over : Attention François, générique, c’est parti.

Cette dernière séquence nous donne à voir le nœud du projet BBB : la superposition d’un discours (ici visuel) à assigner à un N0 non identifié et d’un discours (ici sonore) assignable au N2, qui vient quant à lui de faire l’objet d’une forte charge d’authentification.

Le programme se déroule ensuite, du moins dans un premier temps, essentiellement sur le plan N1, qui reprend ici toutes les caractéristiques verbales et visuelles du genre de « l’édition spéciale du JT », codifié dans l’identité de la chaîne et les habitudes des téléspectateurs : générique, ton grave du présentateur, phraséologie de l’exceptionnel, reporters sur place et en direct. À cette dominante N1 se superposent, dès les premières minutes du programme, des incursions ponctuelles appartenant au N0 (comme l’apparition à l’écran du logo de l’émission satirique de Philippe Dutilleul, Tout ça (ne nous rendra pas le Congo)), mais surtout de nouveaux passages entre N1 et N2, qui confortent l’authenticité de la source principale. Ainsi, à 3’11’’, le présentateur décroche son téléphone et, après une seconde, annonce aux téléspectateurs : On me confirme que des événements de la plus haute importance se déroulent. On peut bien sûr s’étonner de la brièveté extrême de la conversation téléphonique, mais ce qui importe ici est que le N2 apparaît une nouvelle fois comme la source de l’authenticité du N1 et ne laisse aucune place à l’identification d’un N0 qui serait le véritable lieu à partir duquel se scénarise la fiction.

Nous pourrions poursuivre l’observation du programme selon ce protocole, mais l’essentiel est dit : l’emboîtement du N1 dans un N2 à la fois fictif mais identifié comme lieu de l’authenticité de l’événement en cours conditionne toute la suite du programme. Les reportages introduits au N1, tout fictionnalisés qu’ils soient, sont garantis ultimement par N2, tandis que les apparitions de plus en plus manifestes du N0 (à travers les « indices de fiction » toujours plus nombreux) créent une tension qui, nous allons le voir, contrevient aux habitudes spectatorielles les plus rôdées.

L’emboîtement que nous avons mis en évidence ouvre ainsi sur les deux temps suivants de cette analyse, consacrés respectivement aux procédés fictionnels d’authentification et au dédoublement communicationnel.

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Le paradoxe intéressant dans l’émission BBB est que les emprunts aux codes de la fiction – au discours de l’imagination, par opposition au discours de la vérité – ont pour fonction de créer un effet d’authenticité du flux audiovisuel.

BBB offre ainsi plusieurs exemples de procédés de synchronisation et de modalisation. Le présentateur précise en effet qu’il va découvrir la réaction avec [n]ous (8’04’’) ou qu’il découvre ces images en même temps que [n]ous (9’27’’). À d’autres moments, il (ou un reporter) exprime son sentiment par rapport aux images diffusées : C’est assez impressionnant, je dois bien l’avouer (18’11’’), ou Voilà un repas étonnant (12’25’’, après le reportage montrant à la même table l’élite nationaliste flamande en juin 2006). Ces mentions sont d’ordinaire étrangères au genre de l’information télévisée, qui prévoit normalement un majeur effacement, gage de neutralité. Dans la fiction en revanche, la synchronisation et la modalisation sont bien des procédés fréquents, qui provoquent des effets de suspense ou servent plus globalement à orienter la narration. Or, dans le cadre des emboîtements que nous avons décrits, ces procédés, qui dérogent à la norme prévue en N1 sont encadrés par N2, qui fait de leur exceptionnalité un gage ultime d’authenticité.

Le même mécanisme est à l’œuvre sur le plan des récits évoqués, dont la dimension fictionnelle pourrait se caractériser par une alternance entre des motifs symboliques garantissant l’investissement émotionnel, des motifs anecdotiques garantissant l’effet-de-réel et des motifs caricaturaux garantissant la polarisation axiologique et donc la tension narrative.

Durant la phase où elle est le plus immergée dans la fiction, l’émission propose ainsi des images du Roi quittant le Palais, puis le pays, et du drapeau belge mis en berne4. Ces images ne présentent bien sûr aucune garantie véridictoire en elles-mêmes, mais leur charge émotionnelle assure toute leur pertinence dans le cadre de l’exceptionnel-authentique garanti par N2. Dans le registre de l’anecdotique, on retiendra tout particulièrement les images filmées « à chaud » de passagers d’un tram bloqués à la frontière linguistique, devenue frontière d’État : petit fait vrai, saisi dans la quotidienneté la plus banale, qui s’accorde ici encore avec le mode d’authentification activé, fondé non pas sur les codes traditionnels de N1, mais sur le paradigme de l’exceptionnalité posé par N2. Quant à la polarisation axiologique, elle est notamment assurée par ces reportages en miroir qui montrent deux scènes de repas, l’une consacrée à l’élite nationaliste flamande, l’autre à des militants wallons. Tout dans ces deux scènes (lieux, modes de sociabilité, habitus linguistiques, hexis corporelles) contribue à camper deux systèmes de valeurs – qui sont aussi deux styles de vie – résolument antagonistes. Ici encore, c’est précisément la correspondance de cette scénarisation avec des schémas fictionnels éculés qui en garantit l’authenticité dans le cadre de prise de parole validé au début de l’émission.

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Ces procédés fictionnels d’authentification sont cependant mis en crise au fil de l’émission, à mesure que les incursions de N0 se font plus sensibles et plus fréquentes. Celles-ci provoquent en effet une tension entre deux discours simultanés – dont la simultanéité fait partie intégrante du dispositif argumentatif : l’un fictif, mais authentifié ; l’autre vrai, mais auquel tout le dispositif précédent ne permet plus d’adhérer spontanément. Entre ces deux discours, le téléspectateur a forcément dû choisir : et la majorité (du moins, pour une bonne part de l’émission) a manifestement choisi de créditer la voix fictive.

Comment se réalise concrètement cette tension ? Prenons comme cas précis les occurrences du terme fiction dans les propos du présentateur5. Ces occurrences – la plupart en tout cas – constituent en effet les points de rencontre les plus précis des deux plans, N0 et N1, dans le même flux audiovisuel ; en voici quelques exemples particulièrement clairs :

(1) Ce soir, à la suite de la déclaration de l’indépendance de la Flandre, les yeux de l’étranger […] se tournent vers Bruxelles qui est aussi le siège principal des institutions européennes mais nous sommes en pleine fiction et on retrouve Marianne Klaric en direct du Parlement européen où règne, semble-t-il Marianne, la stupeur. (30’47’’)

(2) On me signale que nous allons aussi pouvoir découvrir une nouvelle déclaration qui fait suite à l’annonce de l’indépendance de la Flandre ce soir et dont nous vous rendons compte dans la fiction qu’on vous présente pour l’instant. […] Etienne Davignon pressentait ces événements fictionnels. (33’35’’)

(3) L’humoriste Philippe Geluck […] a réagi bien sûr à cette information fictive sur l’indépendance de la Flandre. (79’35’’)

(4) Dès ce soir, les quartiers européens et l’OTAN à Bruxelles seront sécurisés, c’est donc une fiction, pour éviter tout débordement intempestif. (95’42’’)

Ces occurrences témoignent du télescopage de deux voix contradictoires : l’une (N0), véridique, qui qualifie la nature fictive des événements relatés simultanément par l’autre (N1), fictive, qui continue cependant à fournir des gages d’authenticité. Dès lors, les contradictions sémantiques (pressentait ces événements fictionnels, information fictive) sont résolues en faveur de la lecture qui offre la majeure cohérence et la moindre dépense interprétative, c’est-à-dire celle qui donne à fiction le sens de « événements incroyables, exceptionnels », plutôt que le sens de « événements qui ne se produisent pas dans la réalité ».

Or c’est précisément de cette tension que se nourrit le projet argumentatif global qui sous-tend tout ce dispositif : il s’agit en somme de placer le téléspectateur dans la position de celui qui se regarde croire à une fiction médiatique, fondée entre autres sur l’hyperévénementialisation (Charaudeau, 1998), c’est-à-dire un téléspectateur qui doit à la fois adhérer à cette fiction et se déprendre de cette adhésion pour en comprendre les raisons et les mécanismes. Lorsqu’elle atteint son but, c’est-à-dire lorsqu’elle réalise les deux temps décrit ci-dessus, la puissance démonstrative d’un tel dispositif est double : le téléspectateur pris par la fiction, puis repris par la vérité, est en effet nécessairement amené à conclure 1) que le média qu’il a regardé possède toutes les ressources nécessaires pour le faire adhérer à un récit fictif d’une telle ampleur, et 2) que le téléspectateur lui-même possède tous les schèmes de lecture nécessaires pour recevoir ce récit comme une information réelle, aussi invraisemblable qu’elle puisse paraître.

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Avec ces dernières considérations, nous touchons ainsi à la question de la réflexivité des médias sur eux-mêmes, sur leurs codes et leurs effets. BBB n’est évidemment pas la première émission à proposer un regard médiatique sur les codes médiatiques eux-mêmes (voir Spies 2005, 2008). Cependant, avec BBB, la question est posée d’une réflexivité muette et non-spéculaire : en ne disant pas qu’elle parle d’elle-même, la télévision se donnerait-elle la possibilité de parler aussi d’autre chose (et, en premier lieu, du rapport politique que les téléspectateurs entretiennent avec elle) ?

En proposant une fiction médiatique politiquement authentique, BBB s’apparente à l’un de ces « scénarios du réel » théorisés par Gérard Leblanc, dans lesquels « les règles codifiées de la fiction constituent une grille d’interprétation de la réalité » (Leblanc, 1997 : 187). La preuve est faite que l’actualité politique belge de décembre 2006 offrait tous les matériaux pertinents pour répondre aux exigences fictionnelles minimales et pouvait faire l’objet à la fois d’une expérience de reconnaissance à partir de schèmes de lecture préconstruits qui garantissent la lecture fictionnelle, et d’une expérience de trouble de cette reconnaissance qui, dit encore Leblanc, « permet d’aller du connu à l’inconnu et d’enclencher un processus de questionnement et de connaissance » (ibid. : 190).

En outre, en proposant une fiction politique médiatiquement authentique, BBB peut sans doute être perçue comme un puissant ferment de « communauté imaginée » (Anderson, 1996). Les historiens de la Belgique contemporaine établissent un diagnostic d’« affaiblissement de l’identité belge », fondé sur le constat que les images télévisées sont « quasi intégralement étrangères à toute logique nationale » (Beyen et Destatte, dirs, 2009 : 384). Or n’est-ce pas, au sens strict et traditionnel du terme, une « fiction nationale » que propose BBB ? Bien que, à l’heure où nous écrivons ces lignes, la séparation du pays ne soit plus vraiment à l’agenda politique, nous pourrions dire que la Belgique se donne ponctuellement, comme lors de l’épisode BBB, une unité fantasmée de spectatrice du récit toujours plus romanesque de sa propre désunion.

Bibliographie

ANDERSON B., 1996, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte.

ANGENOT M., 1982, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot.

BEYEN M. et DESTATTE P. (dirs), 2009, Nouvelle histoire de Belgique, t. 9 : 1970-2000, un autre pays, Bruxelles, Le Cri.

DUTILLEUL P.(dir.), 2006, Bye-bye Belgium, Loverval, Labor.

DUTILLEUL P., 2008, Chronique d’une imposture assumée – L’émission choc du 13 décembre 2006, Bruxelles, Racine.

JOST F., 1998, « Quand y a-t-il énonciation télévisuelle ? », J. Bourdon et F. Jost (éds), Penser la télévision, Paris, Nathan, p. 29-58.

JOST F., 2001, La Télévision du quotidien. Entre Réalité et fiction, Bruxelles, De Boeck.

LEBLANC G., 1997, Scénarios du réel, t. 2 : Information, régimes de visibilité, Paris, L’Harmattan.

LITS M. (dir.), 2007, Le vrai-faux journal de la RTBF. Les réalités de l’information, Charleroi, Couleur livres.

LITS M., 2011, « Pour une analyse narratologique de l’information télévisée », Quaderni, 74, hiver 2010-2011, p. 25-36.

SCHICK S., 2012, Le jour où la Belgique a disparu, Paris, INA Éditions – La Muette.

SPIES V., 2005, La Télévision dans le miroir, Théorie, histoire et analyse des émissions réflexives, Paris, L’Harmattan, « Audiovisuel et communication ».

SPIES V., 2008, « De l’énonciation à la réflexivité : quand la télévision se prend pour objet », Semen, 26.

(1) Pour des descriptions et commentaires plus détaillés, on se reportera à Lits, dir., 2007 ; Dutilleul, dir., 2006 ; Dutilleul, 2008 ; Schick 2012.

(2) La Libre Belgique, 6 juillet 2007.

(3) On comprendra aisément que le format de cet article ne nous permet pas de mener cette analyse sur l’ensemble de l’émission, qui comprend bien d’autres éléments à prendre en considération.

(4) L’un des reporters poussera cette sur-représentation des éléments symboliques jusqu’à mentionner que quelqu’un est en train de jouer la Brabançonne [hymne national belge] sur son harmonica.

(5) Ce relevé a été effectué par Nathalie Contreras dans le cadre de son mémoire de maîtrise en Information et communication, présenté à l’Université de Liège en 2009.

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