La place accordée aux pratiques ordinaires des jeunes dans les ressources pour l’éducation aux médias numériques
11e Colloque international en éducation (Montréal, 9-10 mai 2024)

Dans le cadre du 11e Colloque international en éducation (Montréal, 9-10 mai 2024), les intervenants du symposium « L’apprenant entre compétence numérique et littératie médiatique. Quelles méthodes? Quelles données? Quelles perspectives? », coordonné par Pierre Fastrez (Grems, UCLouvain) et Nathalie Lacelle (Crifpe, UdM), ont entrepris d’examiner comment la recherche menée sur le terrain de l’école pouvait contribuer à penser la prise en compte des compétences en littératie médiatique des élèves dans les apprentissages. Le constat de départ était en effet celui d’une déconnexion entre l’école et les pratiques ordinaires associées aux médias numériques.

Le texte intégral de la communication présentée lors du symposium, le support de présentation comportant les infographies issues de l’analyse ainsi qu’une description tabulaire du corpus sont consultables en accès libre sur le répertoire institutionnel ULiège Orbi : https://hdl.handle.net/2268/317855


Pour traiter cette problématique, nous avons choisi d’analyser les ressources institutionnelles pour l’éducation aux médias numériques mises à la disposition de la communauté éducative belge sur le site institutionnel E-classe ; plus spécifiquement, celles destinées aux élèves du secondaire supérieur de l’enseignement francophone (FW-B). Nous avons entrepris de répondre, par l’examen d’un corpus de 104 ressources, à la question suivante : Dans quelle mesure le terrain scolaire prend-il en compte les pratiques ordinaires des jeunes pour développer les compétences en littératie médiatique ?

Nous avons tout d’abord présenté l’espace numérique de travail d’E-classe et exposé brièvement les logiques d’éditorialisation des ressources qu’il met en œuvre. La notion de ressource, éminemment polysémique et envisagée ici dans l’acception courante d’un ensemble de documents mobilisés par l’enseignant pour concevoir son cours, devait ensuite être définie sur la base des travaux en didactique et en sciences de l’information et de la communication, puis mise en perspective avec celle de support. Si nombre de documents de nature scientifique, médiatique, pédagogique, etc. apparaissent susceptibles d’être utilisés par l’enseignant dans la construction de son cours, il nous a paru nécessaire de discuter les liens entre la ressource et le support comme outil, artefact servant la situation d’apprentissage et résultant d’un choix didactique de l’enseignant : en effet, les ressources proposées sur E-classe anticipent à des degrés divers leur actualisation comme supports de cours.

Afin de répondre à la question de recherche, trois entrées ont été privilégiées pour l’analyse du corpus : (i) l’identification des producteurs de ressource (institutions, communauté éducative, médias, etc.), en ce qu’ils renseignent sur les acteurs sociaux impliqués dans l’éducation aux médias numériques et rendent compte de la place accordée aux acteurs non institutionnels et non éducatifs, par conséquent à des pratiques qui s’exerceront nécessairement hors du terrain scolaire ; (ii) les lieux sociaux (loisirs, monde professionnel, vie citoyenne, etc.) auxquels renvoient ces ressources, qui signalent eux-mêmes de potentiels champs d’application des savoirs et des pratiques ; (iii) la transposition didactique en elle-même telle qu’opérée dans les outils didactiques que l’on aura repérés, élaborée depuis des savoirs et pratiques sociales de référence.

Ce que l’on a pu constater à partir de notre enquête (compte tenu des limites liées à la constitution du corpus, telles que le caractère composite et combinatoire des unités éditoriales correspondant aux ressources sur E-classe), c’est une grande disparitédes ressources proposées par la plateforme, couplée à une énonciation éditoriale qui ne semble établir aucune hiérarchie entre elles (par exemple, un clip de 90 secondes sur la fracture numérique [12][1], émis par un designer sans compétences spécifiques apparentes en EAM, est présenté par une vignette de même gabarit que la brochure du CSEM [51] ou les Essentiels du CLEMI [40]). Par ailleurs, les ressources se composent souvent elles-mêmes de plusieurs ressources (par exemple, la ressource [93] renvoyant à trois MOOCS sur l’intelligence artificielle), qui elles-mêmes renvoient à d’autres ressources. Ainsi, de manière assez récurrente, les ressources constituent l’intertexte d’autres ressources.

Cette hétérogénéité s’étend à ce que l’on considère comme ressortissant à l’éducation aux médias numériques : dans les publications périodiques de la FW-B destinées à développer la compétence numérique des enseignants [Fiches Prac-TICE, Instant TICE], des ressources relevant du numérique éducatif semblent par exemple assimilées à de l’éducation aux médias. Les frontières entre le numérique éducatif et l’éducation aux médias ne sont, au demeurant, pas étanches et leur questionnement est en lui-même heuristique. Mais l’on pourrait suggérer que le numérique éducatif envisage « le numérique »[2] comme un support au sens didactique, soit un outil qu’un enseignant pourra évaluer dans sa capacité à servir, ou non, une situation d’apprentissage construite au regard d’une didactique disciplinaire, quelle qu’elle soit, là où l’éducation aux médias questionnera « le numérique » dans sa dimension médiale, en tant qu’il s’agit de médias informatisés organisant la communication, distribuant des rôles aux parties prenantes en fonction de points de vue, représentations et valeurs sous-jacentes, à envisager de manière critique.

Pour en revenir au caractère hétérogène des ressources, sans doute peut-on observer là une conséquence de l’absence de curriculum structuré pour l’éducation aux médias en Belgique francophone : la matrice compétentielle du CSEM ne distingue pas, en effet, de compétences et de savoirs dont l’acquisition serait visée à tel ou tel niveau de la scolarité ; ni d’ailleurs de cours spécifiques, puisqu’il s’agit d’une éducation à… pensée de manière transversale.

D’où, également, la quasi-absence de didactisation, que laisse entrevoir la rareté des outils didactiques à disposition[3], par contraste avec le nombre important de ressources provenant des médias (30% du corpus, audiovisuels pour l’essentiel) pouvant servir à informer sur tel ou tel sujet de société ou d’actualité. Toutefois, si ces ressources médiatiques ne se trouvent pas intégrées en tant que supports à une scénarisation didactique, elles ne serviront pas le développement de compétences exprimées dans un objectif d’apprentissage. En outre, si certaines de ces ressources, comme un extrait du JT d’une durée de quelques minutes [56], visent à être intégrées en tant que support à une activité en classe, il n’en va pas de même pour un documentaire produit par et/ou pour Arte [3], par exemple. Le discours de vulgarisation sur les nouvelles technologies et leurs usages sociaux porté par les médias servirait plutôt, dans ce cas, la formation des enseignants. Au vu de ce qui précède, l’éducation aux médias pour les adolescents belges serait-elle affaire d’information davantage que de formation (qui nécessiterait une scénarisation didactique impliquant, outre des méthodes, la transposition opérée depuis les savoirs et pratiques de référence) ?

Enfin, l’examen du corpus ne permet pas d’affirmer que les pratiques ordinaires des jeunes soient oubliées dans le développement des littératies médiatiques : plusieurs ressources touchent à la pratique du jeu vidéo, à l’usage du smartphone, des réseaux sociaux ou des émoticônes ; en revanche, la diversité de ces pratiques n’est que peu exploitée. Par exemple, on a relevé la focale placée sur la maîtrise de l’information de type news au détriment de l’information de type knowledge. Si on se fie aux recherches récentes, cette dernière correspondrait pourtant à une activité informationnelle privilégiée par les jeunes.


Pourquoi finalement, en terrain scolaire, intégrer les pratiques ordinaires des élèves aux apprentissages ? Aucun savoir enseigné n’est déconnecté de pratiques sociales de référence, dès lors qu’on aborde une matière par compétences dans le cadre scolaire. En revanche, toutes les pratiques ordinaires ne sont pas (et ne doivent pas nécessairement devenir) des pratiques sociales de référence. Ces dernières résultent d’une sélection de ce que l’on souhaite faire apprendre dans le cadre d’une discipline scolaire, au regard des visées éducatives ; sans doute bien plus aisées à définir pour une formation de type professionnel que pour le développement d’attitudes citoyennes ciblées par les éducations à… (ainsi, une part importante de la formation des secrétaires de direction, des menuisiers ou des commis de cuisine, voire des médecins ou des architectes, peut se construire sur la base d’une liste de pratiques de référence établie d’après l’observation d’un poste de travail). Du reste, l’enseignement n’est pas l’apprentissage : si l’on apprend tous les jours sous l’effet de l’expérience, l’enseignement prévoit la modélisation des situations dans lesquelles on peut apprendre ce qui a été défini dans le curriculum, qui ne trouvera pas forcément d’application tel quelle dans l’environnement extra-scolaire.

Toutefois, on voit quatre principaux bénéfices à la prise en compte des pratiques ordinaires et des apprentissages informels des jeunes dans la définition des littératies médiatiques à développer dans le cadre scolaire : (i) un bénéfice motivationnel tout d’abord, les théories de la motivation ayant montré que l’apprenant s’engageait d’autant plus volontiers dans une tâche qui lui semblait authentique et non spécifique au cadre scolaire ; (ii) un bénéfice par l’inscription dans une communauté de pratique rendant possible le mentorat par les pairs ; (iii) une déstigmatisation voire une valorisation de ces pratiques ordinaires par leur intégration aux enseignements, permettant de les constituer en compétences transposables et applicables à d’autres terrains (en ce compris la culture dite légitime) ; (iv) la réduction des inégalités en terrain scolaire. Anne Cordier souligne ainsi en quoi l’introduction des médias numériques en classe peut mener à la reproduction des inégalités sociales, suivant les utilisations avec lesquelles l’apprenant s’est familiarisé, ou non, au cours du processus de socialisation primaire. On trouve une conclusion similaire dans l’enquête à large échelle, toujours en cours, conduite conjointement en Belgique, en France, au Québec et en Suisse (impliquant notamment les co-organisateurs du symposium) sur les compétences en littératie médiatique des adolescents francophones, et, plus spécifiquement, la recherche d’information et la production multimodale. Il apparaît que dans les environnements extra-scolaires, la familiarisation avec les formes de textualités numériques est déterminante pour la réussite des tâches scolaires. Il semble dès lors indispensable d’identifier les pré-requis implicites et de donner à tous les élèves l’occasion d’apprendre ces littératies par des dispositifs d’enseignement sur le terrain de l’école.


[1] Les chiffres entre crochets renvoient à la numérotation des ressources du corpus, dont un tableau tabulaire est consultable dans la notice du dépôt institutionnel Orbi : https://hdl.handle.net/2268/317855.

[2] L’adjectif substantivé qui a court en langue française contribue sans doute à opacifier certains enjeux tout comme l’ancrage disciplinaire des objets numériques. On se permettra, de ce point de vue, de renvoyer vers notre synthèse.

[3] En tout cas pour le secondaire supérieur, peut-être aurait-on obtenu d’autres résultats pour l’inférieur ou le primaire dès lors que des ressources ont été créées en lien avec les référentiels du tronc commun, concernant les élèves jusque l’âge de 15 ans.

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