Phénomène d’ampleur, la pratique labellisée « fact-checking » est aujourd’hui considérée comme une innovation importante au sein de l’activité journalistique tant aux États-Unis (Graves, Nyhan, Reifler 2016, p. 106) qu’en France, où la généralisation de sa constitution en rubrique1 lui donne une visibilité notable (Bigot 2017b)2. Plus particulièrement, le fact-checking se développe en France à la fin des années 2000, en suivant le modèle américain qu’un contexte journalistique marqué par le développement du numérique et la contrainte économique poussent à « réinventer », selon l’analyse de Laurent Bigot. Historiquement, l’expression renvoie en effet au travail de vérification générale des contenus journalistiques effectuée de façon systématique au sein des rédactions avant la publication. Bigot montre que, depuis cette pratique ancienne et fondamentale, née aux États-Unis dans les années 1920 afin de crédibiliser une profession encore en cours d’institution-nalisation, s’est opéré au tournant du siècle un « glissement » vers le fact-checking moderne : de la « vérification exhaustive et systématique des contenus journalistiques a priori » au « contrôle ponctuel de citations publiques a posteriori » (Bigot 2017a, p. 132), cette nouvelle inflexion déplace la temporalité, la démarche et la visée3, mais change aussi d’objet.
Ce changement d’objet fait du fact-checking moderne un phénomène éminemment discursif : réaction à des rumeurs ou des déclarations publiques, ces articles et chroniques se constituent au départ des événements discursifs (Calabrese 2017) qu’ils participent à construire. En avatars de la lutte contre les fake news, les cellules de fact-checking se doublent par ailleurs d’un métadiscours précieux pour mettre en lumière certains imaginaires de la communication. À l’instar d’autres organisations, elles s’accompagnent en effet d’un ensemble de discours qui, comme le formule Ingrid Mayeur au sujet des discours d’accompagnement produits par The Conversation, « racont[ent] la quête menée par l’organisation médiatique, ses compétences et ses performances » (Mayeur 2021). Le fact-checking s’incarnant dans des pratiques (article, chronique, logiciel d’étiquetage des sources, annuaire des fausses informations, journalisme à la demande) et des médias (émission télévisée, presse écrite, rubrique en ligne, extension pour navigateur) parfois sensiblement différents, nous nous arrêterons sur ce qui peut les rassembler, à savoir leurs promesses discursives : c’est pourquoi nous limiterons l’analyse à un corpus de textes sélectionnés parce qu’ils exposent l’ambition éditoriale (signalée par des titres tels que « Charte », « Mode d’emploi », « Qui sommes-nous ? ») menée par les initiatives de fact-checking d’une série de rédactions françaises et belge (nous renvoyons aux sources primaires pour la liste détaillée des textes)4.
Dans une volonté de nous intéresser à la manière dont les acteurs définissent et travaillent leurs objets et pratiques (Jeanneret 2009, p. 83), nous envisagerons ce corpus — entre épitexte et péritexte5 — comme relevant d’un discours d’escorte propre au dispositif de fact-checking. Si la notion s’est développée en référence au développement de dispositifs technologiques6 (ce qui ne correspond qu’à certaines pratiques de fact-checking, comme Faky ou le Décodex par exemple), son utilisation dans le cadre des discours d’accompagnement du fact-checking nous semble présenter un intérêt heuristique. En actant que « l’invention d’un dispositif technique s’accompagne nécessairement de la diffusion d’un discours social qui en fait la promotion » (Proulx 2020, p. 14), la notion nous permet de mettre en lumière que « l’outil n’existe dans nos sociétés humaines qu’à travers sa médiation symbolique déployée par le langage » (Jeanneret & Souchier 2002, p. 23-24). Davantage qu’une annexe, le discours d’escorte « accompagne, oriente et préfigure les usages » (ibid.) et se conçoit donc comme un « discours structurant pour les pratiques » en ce qu’il « pose un cadre de référence symbolique » (Renaud 2019, p. 89). Ces composants d’un certain imaginaire constituent donc les objets qu’ils accompagnent et ne peuvent par conséquent en être détachés (voir Jeanneret 2001).
Indépendance, impartialité, transparence, émancipation, participation, explication : une série de paradigmes clés innerve ces métadiscours de vérification et forment, par leur interaction et les délimitations préconçues sur lesquelles ils s’appuient (vrai vs faux, légitime vs illégitime, savant vs profane, vérité vs mensonge, transparence vs secret, réception passive vs activité critique, sujet manipulé et naïf vs sujet émancipé et lucide), un système idéologique aux prises avec des impératifs et des idéaux déontologiques ou démocratiques (e.g. objectivité, accessibilité au savoir et à l’information). Notre propos entend mettre en lumière les récurrences figuratives, les positionnements énonciatifs et les partis-pris formels à travers lesquels ces paradigmes apparaissent en discours. C’est donc au prisme de l’interprétation des données discursives et non des pratiques elles-mêmes que nous souhaitons mobiliser la notion de médiation.
Il s’agit alors de comprendre la manière dont ces formalisations s’articulent à une distribution des médiations sur trois plans que nous distinguons pour les besoins de l’analyse. Notre postulat est que se dégagent de la mécanique rhétorique de ces discours d’escorte, d’une part, l’expression d’une médiation revendiquée, professionnelle, correspondant à la promesse du dispositif, et d’autre part, une médiation réflexive prenant la forme d’un objectif implicite visant, par le discours sur le dispositif, la réaffirmation de ses propres codes. Nous faisons ainsi l’hypothèse que ces deux premiers plans travaillent à en opacifier un troisième, correspondant à cet ensemble de médiations fondamentales, à l’œuvre dans les pratiques de fact-checking et qui relèvent du traitement de l’information comme « opération sociale, technique et langagière » (Jeanneret 2008, p. 119).
Ces médiations techniques, sémantiques, interactionnelles liées à la matérialité formelle7 du dispositif de fact-checking et à ses productions sémiotiques8, ne feront pas l’objet d’un examen approfondi dans la mesure où elles sont surtout observables au sein des pratiques issues du dispositif à proprement parler. L’enjeu n’est pas non plus pour nous de mesurer l’adéquation ou l’écart entre le projet métadiscursif et sa concrétisation, ni de juger si l’initiative rencontre les objectifs visés auprès des publics ; nous nous penchons sur les « effets possibles » de la mise en discours des « effets visés » (Charaudeau 2011, p. 27), en considérant comme significative d’une opérativité symbolique la simple possibilité qu’émergent de telles actualisations langagières au sein du discours social. Il nous faut donc souligner que le propos n’a pas la prétention de contribuer à une sociologie professionnelle du journalisme, mais s’ancre dans des perspectives disciplinaires portées par l’analyse du discours. L’analyse discursive que nous entendons mener ne s’accompagne par ailleurs pas d’un parti-pris quant aux normes épistémiques qui encadrent le rapport à l’information. Il ne s’agit aucunement de juger des positions dites « relativiste » ou « rationaliste » liées à un tel sujet dans la mesure où nous nous situons sur un autre plan, celui des effets de réception possibles de ces discours d’escorte. Comme toute production discursive, les dispositifs rhétoriques du métadiscours produisent des effets de cadrage dans la façon dont ils mobilisent des ressources linguistiques et ne peuvent en ce sens être réduits à un rôle d’instrument d’accompagnement neutre des pratiques de fact-checking, rôle dans lequel ils n’assumeraient qu’une fonction transitive.
Médiation professionnelle : promesses et figurations d’un dispositif
Les promesses — au sens que leur donne Yves Jeanneret en insistant sur leur « caractère explicite » et leur « valeur d’autojustification » (2014, p. 67) — développées par le discours d’escorte convergent vers ce qui peut se concevoir comme une médiation professionnelle affichée, laquelle figure le dispositif de fact-checking comme un processus.
Nous entendons par là que l’analyse des contenus propositionnels du métadiscours (médiation affichée) désignant le travail accompli par les cellules de fact-checking permet de désigner ce dernier par la figure de la médiation, à entendre avant tout selon la définition minimale qui en fait un processus triadique. En se proposant de rectifier (confirmer, nuancer, rejeter) une information déjà présente dans l’espace public — autrement dit en promettant de vérifier la légitimité de son statut d’information —, le dispositif de fact-checking se surajoute au rapport que celui qui s’informe entretient avec une information déjà relayée dans le discours public. Cette médiation professionnelle est donc bien à comprendre comme un objet du discours d’escorte, que nous choisissons d’étiqueter de la sorte parce qu’il renvoie au « travail du médiateur »9 (Vandeninden 2016, p. 26) se constituant en tiers garant entre le citoyen et l’information vérifiée. Pour le dire autrement, et en gardant à l’esprit qu’il ne s’agit pas pour nous d’évaluer s’il s’agit bien d’un dispositif de médiation10 mais plutôt d’interroger la manière dont se présente discursivement l’outil de fact-checking au prisme de la notion, on comprend du discours d’escorte que le travail de médiateur du dispositif réussit quand le citoyen désireux de s’informer sans être manipulé a eu accès à l’information légitime.
Si le travail de médiation est mis en avant, celui-ci se désincarne dans la valorisation d’une procédure, d’une méthode (Les Décodeurs [1] : « Comment nous vérifions », Faky [3] : « Comment ça fonctionne », Vrai ou fake [2] : « Selon quelle méthode les journalistes procèdent-ils ? »11), laquelle tend à être posée comme une garantie de l’accès aux bonnes pratiques informationnelles — bien que les textes fassent état d’erreurs possibles (qui seront alors corrigées). Prenons l’exemple de la « charte déontologique » de France Info, qui fait du fact-checking l’un de ses six points, celui-ci comprenant un condensé des initiatives prises en charge par la rubrique « Vrai ou Fake » :
Rendez-vous
La rubrique « Vrai ou fake » accueille tous les rendez-vous des acteurs de l’audiovisuel public, parmi lesquels : — « Le vrai du faux » […] qui part chaque jour à la chasse aux approximations et aux contre-vérités. — « L’instant détox » […] qui descend dans la rue pour tester en direct des intox et des idées reçues. — « L’Œil du 20 heures » […] enquête sur les pouvoirs publics et démonte les coups de com’ des politiques.
— « Faux et usage de faux » […] qui combat les rumeurs, manipulations ou infox qui circulent sur Internet et les réseaux sociaux. — « Vrai ou fake, l’envers de l’info », un magazine […] qui chaque semaine sur franceinfo passe au crible une information, une intox, une rumeur, qui circule — « Les Observateurs », une émission […] qui vérifie des images, des vidéos diffusées sur le Web partout dans le monde. – « Contre-faits », un programme […] qui décrypte les fausses nouvelles et rumeurs concernant l’Union européenne dans l’émission « Ici l’Europe ». — « Data culte » et « Retour vers l’Info », des modules vidéos produits par l’INA, qui éclairent le présent avec le passé, analysent des mensonges et propagandes historiques, confrontent les idées reçues à la réalité des chiffres, des paroles et des images d’archives. — « Désintox », […] qui décrypte l’actualité dans des vidéos d’animation diffusées chaque soir dans « 28 minutes » (Franceinfo)12.
Par la scénarisation de l’exercice de vérification se construit un éthos collectif de professionnels qui veillent (« Les Observateurs », « L’œil du 20 heures », « scruter pour vous » [« Le Scan politique »]), empruntant à la figure du décrypteur ou du garant (Doutreix & Barbe 2019, p. 53 ; Joux & Sebbah 2020), à rebours ou en marge de l’information déviante qui circule sur Internet ou via d’autres médias (« l’envers de l’info », « Retour vers l’Info », « L’instant détox », « Désintox »13), méticuleux et implacables14 (« passe au crible », « part chaque jour à la chasse »), désireux de ne pas laisser circuler ou exister dans l’espace public fausses nouvelles, rumeurs, approximations ou « coups de com’ » politiques.
Cette promesse portée par ce type de médiation nous semble ainsi s’incarner dans la figuration d’un processus au terme duquel s’obtient un résultat, comme en témoignent par exemple les formes verbales : « passe au crible et certifie », « débusquer », « décrypter et déconstruire » (Vrai ou Fake [2]), « détecte et corrige », « remonter à la source » (Désintox), « décortiquer », « démêler » (Faky [1]), parmi lesquelles les préfixes récurrents, dé-et re-, indiquent tantôt l’action contraire, à rebours du verbe primitif (décrypter, déconstruire, démêler), tantôt le geste de priver (débusquer, décortiquer), tantôt le retour à un point de départ (remonter). De ce vocabulaire émane une forme de tension vis-à-vis d’un travail à fournir pour retrouver ce qui est présenté comme un déjà-là — le mot d’ordre des Décodeurs est en ce sens représentatif : « Venons-en aux faits ». Ces différentes formes linguistiques qui construisent le discours d’escorte présentent un dispositif qui ambitionne donc de retourner du discours mensonger à la vérité des faits, de retrouver la réalité du monde derrière la parole prise comme objet. En repartant de la notion d’événement discursif, on note que l’énoncé qui sera fact-checké fait événement — selon la définition que L. Calabrese donne de la notion — tant pour son contenu, dont la valeur de vérité est ici mise en doute, que pour la prise de parole à son origine, dont les intentions sont dans ce cas examinées au travers de modalités qui semblent a priori limitées (négligence de l’approximation, erreur de bonne ou de mauvaise foi, manipulation ou canular) ; par ces deux dimensions, l’énoncé ou le discours fact-checké fonde son statut d’événement discursif en tant qu’il « s’impose comme véritable événement à commenter par les journalistes et les publics » (Calabrese 2018).
La manière dont ce commentaire par le fact-checking se formalise en texte peut en ce sens poser question :
Enfin, ils confrontent l’affirmation de départ à la réalité des faits, données, chiffres, lois, etc. (Vrai ou Fake [2], nous soulignons)
La démarche vise à répondre par des faits à des accusations ou informations parfois sans fondements factuels (Faky [2], nous soulignons)
À l’arrivée, nous donnons une forme d’évaluation de l’affirmation de départ, en fonction de la réalité des faits. (Les Décodeurs [1], nous soulignons)
De l’affirmation à vérifier jusqu’à l’évaluation formalisée, il y a bien eu la mise en œuvre d’un processus (un point de départ et un point d’arrivée). Pourtant, celui-ci tend à gommer le travail journalistique de vérification, le processus étant ramené à l’épreuve de « la réalité des faits ». La dimension médiate intrinsèque à la démarche se fond dans la valeur de vérité du circuit procédural emprunté, la médiation affichée se mue en évidence naturelle par la force normative d’un imaginaire de la « réalité du fait », du chiffre, de la donnée brute (ce que laisse entendre la dénomination même de fact-checking15 ). Cette assimilation — par la naturalisation du processus dans une objectivité consensuelle — peut à nos yeux se lire comme une réponse à la « situation de communication confuse » dans laquelle s’inscrit la médiation et que souligne Christine Servais : « les pratiques et dispositifs de médiation doivent rassembler, mettre en relation, recoudre le lien, etc., mais sans en passer par l’injonction, l’imposition ou le pouvoir » (2016, p. 10). Le dispositif s’inscrit dans une situation de communication où il lui incombe de mettre en relation le lecteur avec une information vérifiée sans toutefois exercer d’autorité sur cette relation ; c’est là que les effets de cadrage du discours peuvent jouer un rôle, via la naturalisation des voies d’accès à ce point d’arrivée.
L’une des manifestations de ce type d’enjeux contradictoires liés à la médiation16 se signale dans ce qui nous parait relever d’une constitution paradoxale du destinataire du discours, à savoir celui que l’on désire être ou devenir un usager du dispositif. Le développement en texte de modalités de participation de cet usager-modèle constitue une autre promesse qui tend à mettre en valeur la dimension processuelle du dispositif (« Il s’agit d’un travail évolutif, qui tient compte des remarques qui nous sont faites », Les Décodeurs [2]) tout en s’articulant parfois malaisément à un autre paradigme-clé, celui de la vulgarisation ou de l’explication. La participation est mise en scène par des interpellations directes au destinataire (e.g. « Le site CheckNews est le vôtre », « nous comptons aussi sur vous pour nous faire remonter des infos », Le Scan politique) et par la promesse de son pouvoir de modification17 (« Leurs remarques sont prises en compte et peuvent donner lieu à des modifications dans les contenus », Les Décodeurs [1]). Ce paradigme prend part à la constitution des positions interlocutives suivantes : l’énonciateur du discours d’escorte et, par contagion métonymique, celui du verdict du fact-checking, apparaissent prudents, impartiaux et cultivent la représentation d’un énonciataire qui fait montre d’une activité critique (à la recherche de l’information vraie) et par là exigeant et proche de l’énonciateur puisqu’il partagerait, par sa participation, une partie de la responsabilité éditoriale.
Cette distribution des positionnements énonciatifs est particulièrement sensible par exemple dans le cas de CheckNews, en raison de la présence appuyée du paradigme participatif, combinée à la constitution du dispositif en service au public (« Vos questions […] témoignent d’un besoin de vérification et d’information rigoureuse »). Pour ne prendre qu’un exemple ciblé, soulignons la présence d’une modalisation mise entre parenthèses dans l’énoncé suivant :
Par ailleurs, dans une démarche de transparence, nous publions régulièrement la totalité des questions en attente, afin de permettre à nos lecteurs de comparer les questions non traitées et les questions traitées, et de constater (on l’espère) qu’il n’y a pas de tri « idéologique ».
La modestie, l’envie de bien faire pour un destinataire-usager aux yeux duquel on désire paraître proche, sont efficacement générées à la fois par la modalisation affichée — un espoir — et sa formalisation en texte ; le pronom « on », plus diffus et moins formel que le « nous », crée une forme de proximité qui s’accorde avec le régime d’aparté de la parenthèse en incise. L’impartialité de l’énonciateur se conjugue alors au sentiment de confiance et de liberté (au sens ici d’absence de contrainte idéologique) du destinataire-usager, les deux instances pouvant fonder leur collaboration à distance du « tri “idéologique” » — que les guillemets, signe alloattributif, éloignent encore davantage.
Pourtant, le destinataire est paradoxalement également projeté comme le réceptacle d’une forme de vulgarisation ; il reste celui qu’il faut éclairer, à qui fournir une aide pour trier et démêler, celui qui risquerait de tomber dans les pièges tendus par la désinformation : e.g. « un outil qui vise à […] aider les internautes à se repérer dans la jungle des sites producteurs ou relayeurs d’informations », « aider nos lecteurs à se repérer » (Les Décodeurs [2]), « nous pensons qu’il offrira à chacun les moyens de discerner les plus évidentes d’entre elles, et d’être averti lors de la consultation d’un site connu pour diffuser de fausses informations » (Les Décodeurs [3]), « le débat politique, plus polarisé que jamais, exige parfois un arbitrage neutre pour s’y retrouver » (CheckNews), « vous aider à décortiquer » (Faky [1]), etc. Plus spécifiquement, le dispositif se conçoit comme une étape initiatrice, propre à « éveiller l’esprit critique18 » ; Faky se décrit ainsi par exemple comme « une plateforme qui vous aide à lutter contre la désinformation en vous donnant les clés vous permettant d’exercer votre esprit critique et d’évaluer l’information que vous consultez en ligne » [1].
Les textes prennent par ailleurs soin de mettre en discours, sous la forme d’une mise en garde valorisante, la précaution selon laquelle le fact-checking n’est pas une « baguette magique ». La métaphore-repoussoir (reconduisant à nouveau, en sous-main et par contraste, l’image du processus méthodique) signifie que le dispositif est avant tout un outil et que son usager doit rester critique, ce qui est à comprendre ici dans un sens précis, celui de rester actif vis-à-vis du tri de l’information. Le flou des énoncés « avoir une démarche critique », « se faire sa propre opinion »19 engage en effet les inférences suivantes : il est attendu du citoyen qu’il s’éduque par le dispositif et reste actif dans, précisément, ce que propose l’outil, à savoir le tri et l’évaluation de la vérité des informations. Par cette métaphore-repoussoir de la « baguette magique » — et l’a priori positif qu’elle ne manque pas d’engendrer d’un point de vue réceptif grâce aux représentations qu’elle convoque (prudence et humilité de l’énonciateur et, en miroir, compétences valorisantes de l’énonciataire), le discours resserre l’attention sur une unique dimension de la complexité pragmatique des phénomènes communicationnels et tend par conséquent à réduire la médiation des plateformes de fact-checking à ce seul aspect.
Cette autre promesse du dispositif stipule donc que sa fréquentation ferait du destinataire un utilisateur critique, lucide et émancipé. En cherchant à décrire les spécificités génériques de la médiacritique métadiscursive à partir d’émissions tirées des programmes « Arrêts sur image » et « J’ai mes sources », Véronique Madelon pointe elle aussi cette « vocation affichée » par son objet, à savoir le pouvoir de « modifier le statut de son destinataire pour le transformer en méta-utilisateur » (Madelon 2008), et remet en question la capacité de son matériau à se conformer à l’approche normative classique exigeant cette influence pragmatique d’une « critique devant rendre critique ». Nous retenons ici pour notre développement que, par l’idée de transformation, ce rapport au destinataire renvoie à nouveau à la figuration processuelle, dans laquelle semble se résorber l’écart apparent de la double adresse (destinataire / usager en détresse, à éclairer vs destinataire / usager valorisé par son exigence critique). Le hiatus se comblerait ainsi dans l’inférence d’une transformation, celle de l’éducation aux médias : « nous espérons donner des moyens accessibles à tous pour prendre du recul sur les informations qui circulent en ligne » (Les Décodeurs [3]).
Finalement, les principales promesses communicationnelles du dispositif — faire obstacle à la circulation des fausses informations et à leur potentiel manipulatoire, dire le vrai et corriger le faux grâce au décryptage par les faits, éclairer et engager l’esprit critique — concourent à la figuration d’un processus qui, selon sa formalisation dans le discours d’escorte, laisse dans un angle mort les médiations fondamentales qui le déterminent et éloigne, par là, un questionnement sur ce que l’utilisation du dispositif implique sur le plan de son contexte d’utilisation et pour ces utilisateurs. Nous émettons ainsi une réserve quant à la visée des pratiques de fact-checking dont Arasziewiez et al. (2019) soutiennent qu’elle consiste à « redonner de l’opacité, à [rendre visible] cette médiation en montrant que l’information n’est pas un simple reflet de la réalité mais qu’elle est fabriquée ». Il nous semble que la médiation professionnelle du fact-checking se met effectivement bien en scène dans le discours d’escorte par la mise en avant d’une promesse, celle de construire par la méthode une information vérifiée (et de proposer un outil d’appropriation de la démarche critique, lequel est pourtant déjà plus ou moins tout à fait prêt à l’emploi). En revanche, le processus, tel qu’il se formalise en texte, travaille à nos yeux davantage à faire apparaître le résultat du processus non pas tant comme fabriqué, tel que le soutiennent Arasziewiez et al., mais bien retrouvé comme vrai, réel, factuel et donc peu sujet aux procédés de médiation.
Circularité normative et médiation réflexive
Dans un travail confrontant les discours d’accompagnement à la réalité des pratiques de fact-checking durant la présidentielle française de 2017, Alexandre Joux et Ines Gil établissent que ces pratiques assimilent vérité et légitimité : la source fiable étant celle considérée comme la plus sûre par la majorité, « l’objectif du fact-checking ne sera pas tant de dire le vrai que de montrer la consistance de certains propos parce qu’ils s’appuient sur ce qui est collectivement “incontesté” » (Joux & Gil 2019, p. 78-79). D’après les auteurs, les textes de fact-checking rendent leurs sources visibles (lesquelles s’avèrent être d’autres médias et leurs archives ou des données institutionnelles20) et produisent ainsi davantage un « discours de la méthode journalistique ». Cette particularité différencie le fact-checking d’autres pratiques journalistiques bien que celui-ci revendique des fondements communs ; cette « dialectique de la reconnaissance » qu’identifient Joux et Gil dans le fact-checking mènerait in fine à la « proclamation de la spécificité du discours journalistique par rapport aux autres discours au sein de l’espace public » (ibid.).
Dans la continuité de ces observations, nous comprenons plusieurs des partis pris formels du discours d’escorte comme des embrayeurs d’une médiation réflexive, circulaire, soutenue par l’objectif implicite d’une légitimation du dispositif lui-même. Nous entendons par là que la figure de la médiation n’est plus tant de nature propositionnelle (comme c’était davantage le cas concernant la médiation professionnelle affichée, dont les promesses communicationnelles constituaient un objet du discours) mais qu’elle est à observer dans la manière dont les énoncés qualifient une énonciation performativement auto-légitimante. Nous reprenons donc ici à Arasziewiez et al. (2019) l’idée d’une médiation comme processus de transformation, capable dans certains cas de produire des « effets en boucle […] sur l’ensemble du système communicationnel ». Il s’agirait pour nous de rendre compte d’une forme de médiation qui, dans son acte d’énonciation, cherche à s’institutionnaliser, c’est-à-dire à faire valoir ses propres codes. Elle ne serait ainsi pas totalement étrangère à l’esprit du fonctionnement décrit ici en second lieu :
Dans certains cas, cette transformation s’opère sur elle-même : l’enseignant ajuste son enseignement à l’évaluation qu’il en fait, le logiciel de reconnaissance vocale s’enrichit de son usage. Dans d’autres cas, la médiation s’institutionnalise et devient elle-même un média : presse, éducation nationale, musées, parcs naturels… Elle impose alors son propre code et devient son propre message. Elle instaure une sacralité qui sépare le public profane des initiés : une information sera jugée vraie si elle a été « vue à la télévision », une œuvre sera reconnue « d’art » sitôt qu’elle sera exposée dans une galerie ou dans un musée… (Araskiewiez et al. 2019).
Nous postulons que cette figure de la médiation s’incarne dans une architecture énonciative qui tient du discours propagandiste — qui n’est pas le discours de propagande —, tel que le réfléchit Patrick Charaudeau (2009), à savoir comme relevant d’une visée d’Incitation21 (comme c’est le cas de divers types de discours, publicitaire ou politique par exemple). Selon les caractéristiques déterminées par Charaudeau, le discours propagandiste convoque trois instances collectives : un énonciateur détenteur d’un droit à persuader en vertu d’une norme sociale, un énonciataire impliqué dans le discours par un bénéfice (avoir accès à une information vérifiée, voir son esprit critique satisfait ou libre de s’exercer, augmenter ce savoir-faire critique) et, enfin, un opposant, que l’on identifiera généralement sans mal (ne serait-ce qu’au gré des énoncés déjà cités) dans le phénomène des « fake news » et leurs différentes inflexions. Le discours propagandiste met en effet en scène un combat entre Bien et Mal qui requiert, comme nous le verrons, un « positionnement éthique de moralité » de la part de l’énonciateur et de l’énonciataire (ibid.)
L’auto-légitimation passe notamment par deux voies, reposant sur la lutte contre la désinformation22 dont on situe habituellement la circulation sur les réseaux sociaux. La première correspond à la création en texte d’une indignation. Joux et Gil, renvoyant à Ettema & Glasser (1998), parlent d’une « indignation morale » émergeant du choix des informations à vérifier (2019, p. 69), mais l’indignation repose aussi plus fondamentalement sur le brouillage, ou plutôt la transgression, par les dites fake news, d’un ensemble de valeurs socio-morales qui normalement sont nettement distinctes de leur versant antinomique (la vérité du mensonge, le légitime de l’illégitime, le transparent du secret), transgression de laquelle affleure la menace de la manipulation. « Constitutive du lien moral et social » (Ambroise-Rendu et Delporte 2008, p. 15), l’indignation « active ou re-active des grandes catégories morales et les normes en vigueur dans une société donnée » (Grinshpun 2019). C’est à la fois en tant que promesse communicationnelle, « apparai[ssant] comme un moyen efficace de fédérer une communauté d’utilisateurs autour de valeurs » (Mayeur 2021), et en tant que source d’une émotion étayée (Micheli 2013) que la scénarisation de la lutte contre la désinformation travaille à instituer ces démarcations préconçues tant en valeurs communes évidentes (le vrai, le légitime, le savant) qu’en nécessités salutaires (activité critique, sujet émancipé et lucide).
La seconde voie que nous identifions est celle d’une ligne narrative qui instaure plus ou moins implicitement le dispositif de fact-checking comme la réponse légitime à un besoin de société, reversant ainsi une partie de la responsabilité vers le public projeté comme l’émetteur d’une demande23. Ceci passe tout d’abord par la scénarisation d’une détresse et de la lutte qu’il faut mener pour y remédier (« un outil qui vise à lutter contre la diffusion virale de fausses informations et à aider les internautes à se repérer dans la jungle des sites producteurs ou relayeurs d’informations », Les Décodeurs [2], nous soulignons), une lutte parfois soutenue par des justifications lourdes d’enjeux (« Certaines fausses nouvelles largement diffusées ont par exemple été accusées de déstabiliser la démocratie à l’occasion d’élections », À vrai dire). La représentation d’un besoin généré par un état de société est corrélée à un sentiment de submersion écrasante :
« Vous n’avez pas peur de ne plus rien avoir à vérifier un jour ? » La question nous est parfois posée au détour de discussions avec des confrères, étudiants ou internautes. Mais les deux années écoulées ont montré que le problème se posait plutôt dans les termes inverses : attentats, Brexit, présidentielle américaine et maintenant française… Le flux d’information est aujourd’hui tel qu’on se demande surtout comment aider nos lecteurs à se repérer face à une vague toujours plus forte de fausses informations. (Les Décodeurs [3], nous soulignons).
En réponse à ce débordement (« diffusion virale », « jungle », « flux », « vague »), cette ligne narrative appelle ensuite la figuration de l’ordre, dont ce « travail de tri » (CheckNews) et d’orientation est l’une des matérialisations. Le discours d’escorte œuvre en effet à réinjecter des figures d’ordre et de méthode dans les pratiques informationnelles soutenues par le dispositif. C’est ainsi que se multiplient les représentations et interprétations selon une binarité rassurante : on la retrouve parmi les dénominations des cellules et rubriques (explicitement, « Vrai ou Fake », « Le vrai du faux », ou sous la forme d’un présupposé « Désintox »24, « Contre-faits »), dans le rejet de l’approximation (une « imprécision » récolte ainsi « un Pinocchio » de L’Obs), dans la représentation de la subjectivité (« un texte est objectif (faits) ou subjectif (opinion) », Faky [3]) ou de l’intention derrière une fausse nouvelle (« Elles peuvent être de simples canulars bon enfant mais elles ont aussi parfois des visées moins avouables, plus politiques », À vrai dire), etc. Mais sa figuration est la plus tangible dans la promesse d’une formalisation, celle de l’évaluation des énoncés vérifiés.
La sanction de l’évaluation, résultant du dispositif et promue par les discours d’escorte, répond à ce besoin né du flux des informations potentiellement fausses et manipulatoires en s’exerçant selon un système de notation prédéfini ou un format standardisé de rétablissement de l’ordre du type « Intox / Désintox », ou, tel que le formalise Bigot (2017b), « Untel a déclaré tel jour dans tel média, telle information… Eh bien c’est vrai / faux / plutôt vrai / plutôt faux, etc »), ou encore par une échelle de fiabilité, doublée d’un code couleur pour le Décodex. Sans approfondir la question, la limite des modalités d’expression de certains dispositifs d’évaluation (les représentations, même lorsqu’elles sont scalaires, ne font qu’actualiser une gradualité qui reste prise entre deux polarités), leur caractère préformé et leur reprise standardisée25, quelle que soit la situation, font en sorte que le dispositif « impose sa signification propre à l’information qu’il réorganise » (Bertin 2017, p. 238, au sujet des dispositifs de notation scalaire et tabulaire, notamment via l’exemple de Trip Advisor). De même, la sanction ainsi pratiquée ordonne et crée « une lisibilité et une orientation rassurantes propres à la narrativité qu’elle introduit, en actualisant un schème narratif porteur d’intensification et de simplification quant au choix du “meilleur objet”, dans la multiplicité des parcours médiatiques du sujet. » (id., p. 246). En produisant ces systèmes représentatifs d’une évaluation routinisée, le fact-checking prévoit par ailleurs les effets de son dispositif, aplatissant en partie la texture discursive, sociale et politique des discours qu’il étiquette.
Ceci permet de réintroduire de l’ordre en posant les faits comme la base d’un débat qui se situerait en dehors du processus de vérification. Pratiquement tous les dispositifs étudiés expliquent en effet qu’ils s’appliquent exclusivement à des « informations vérifiables » et opèrent ainsi le choix de ne pas vérifier « des déclarations qui sont des projections dans l’avenir ou qui relèvent du subjectif, du ressenti » (Vrai ou Fake [2]). Cette organisation de la parole publique déplace la focale de l’échange des points de vue, de ladite subjectivité, du débat vers un autre lieu :
Nous nous assignons des règles précises, dont la première est de ne répondre que sur des aspects factuels. Laisser de côté les questions qui appellent des réponses subjectives. Le débat politique, idéologique, militant, est essentiel. Nous le laissons vivre ailleurs, en s’attachant seulement à ce qui lui tient lieu de base : les faits (CheckNews).
Cette base consensuelle apparaît ainsi comme un objectif légitime, dépourvu de ce qui, ailleurs, relèverait seul de l’idéologie, et permet de refouler les conditions des pratiques informationnelles et l’imaginaire de la communication que le dispositif induit.
Nous terminons en retrouvant la promesse du combat contre la désinformation en ce qu’il implique pour le journaliste fact-checker un devoir de révélation. C’est en ce sens que se construit, à rebours de la malhonnêteté et du secret, le paradigme de la transparence. À la fois presque systématiquement dite (comme un « engagement », « un souci », « un principe », « une démarche ») et montrée (affichage des partenaires, des sources de financement, des valeurs directrices, explicitation de la méthode et des sources, mise en lumière de l’actualisation permanente des données, etc.), elle est une valeur affichée du discours d’escorte et se renforce par une série de notions connexes (indépendance, droit d’accès à l’information, éthique). Fonctionnant sur le régime de la preuve, elle est tacitement convoquée comme un moyen de rétablir la confiance des citoyens envers les organes médiatiques et leur légitimité26. Ce discours de transparence sur la méthode et les sources donne une cohérence à la démarche qui finit par réaffirmer ses propres codes déontologiques par la spectacularisation d’un « Chez nous, nous vérifions », se donnant la forme d’une injonction à un entre-soi27 critique et rationnel « comme nous, soyez critiques et retournez aux sources fiables ». Bigot parle à ce propos d’une pratique ostentatoire, « comme s’il s’agissait d’afficher une sorte de label pour le travail de l’ensemble des rédactions concernées » (2017b).
En définitive, la mise en discours d’une lutte est ce qui permet de comprendre que l’énonciation révélatrice, malgré les intentions qu’elle revendique ici, ne peut être objectivée mais seulement naturalisée. En endossant une posture de contre-argumentation par la vérification des faits, le discours d’escorte se contraint à un régime énonciatif qui fonctionne sur le mode du « au nom de telle ou telle valeur ». Ce dernier reste latent bien qu’il tende à s’effacer derrière le consensus autour des principes qui le soutiennent. On retrouve dans ce mécanisme discursif une déclinaison du « tour de force » identifié par Oswald Ducrot et que décrit Roselyne Koren, occupée par la question de la responsabilité énonciative : le procédé de naturalisation (la démonstration s’appuie sur l’effacement énonciatif) émerge d’une difficulté liée à l’éthos de l’énonciateur, contraint par sa posture de prendre en charge la responsabilité de sa parole, difficulté qu’il résoudrait par le recours à des procédés linguistiques lui permettant malgré tout « d’afficher les apparences valorisantes et légitimantes du locuteur impartial » en apprivoisant cet « arbitre idéal » que serait « la voix intériorisée d’une doxa rationaliste objectiviste » (Koren 2006).
Conclusion : vers une neutralisation de la tension discursive
En s’appuyant sur une série d’évidences qu’il ratifie, le discours d’escorte semble destiner au discours de vérification une figure de surdestinataire28 qui, glissant de ce qu’il serait au départ dans le travail du journaliste — à savoir un « archétype du journaliste indépendant, informé et critique d’une société démocratique », produisant une « explication du sens social des événements qui s’appuie sur une mise en relation des faits et des événements antérieurement et simultanément présents dans les médias et sur des discours produits dans des domaines différents » (Moirand 2007, p. 126-127) —, risquerait ici de se figer dans les traits d’une évidence d’objectivité et de rationalité et de produire un discours conduisant malgré lui à une forme de paralysie critique.
Le pouvoir de contrainte d’une formule telle que « fake news » — charrié par le climat socio-idéologique qu’elle condense ainsi que son implicite postulat de vérité — nous parait conduire ces discours à réaffirmer leur légitimité à habiter le débat public et à y faire valoir leur capacité à déterminer « l’accès à l’énonciation publique du vrai » (Bodin & Chambru 2019). Il s’agit d’escorter une pratique et son discours par le paradigme de l’opposition, contre les fake news, le mensonge, l’approximation : il est donc avant tout question d’accompagner une pratique « réactive » ou une « contre-enquête » (Rabatel 2017, p. 291 & p. 273), qui réagit au sein d’un cadre posé ailleurs, celui déterminé par la déclaration à vérifier, une pratique qui par là-même est contrainte dans le débat public.
En outre, la promesse du dispositif présuppose un consensus de départ sur la possibilité d’une vérité des faits (et d’une vérité journalistique29) ainsi que sur l’impératif d’une lutte à mener et pose comme un allant-de-soi l’accord normé qui normalement découle de la médiation professionnelle (Vandeninden 2016, p. 34)30. Le métadiscours de vérification éloigne par cette circularité la dimension normative qui préexiste à la médiation (ibid.) en refusant l’influence de régimes de rationalité alternatifs, pourvus de leurs propres axiomes de cohérence internes et alimentés par des impératifs sociaux autres 31 que celui du journaliste fact-checker et du destinataire qu’il prévoit. Au contraire, il repose, ou plutôt travaille à construire ou à réaffirmer ainsi qu’à naturaliser, une vérité qui est inter-subjective32, un accord social et interactionnel qui permettrait de répondre à un certain idéal démocratique.
La tension discursive qui émerge de la rencontre de régimes énonciatifs a priori peu conciliables (indignation morale, visée incitative et devoir de révélation à combiner avec l’idéal d’objectivité et l’idéalisation de la méthode comme garantie d’accès à la vérité33) est selon nous neutralisée par une série de mécanismes discursifs et des imaginaires qui y sont attachés. Ceux-ci ont notamment pour effet de consacrer certaines valeurs socio-morales en les convoquant comme un prêt-à-penser ; ils refoulent par là, dans l’idée de faire du dispositif de fact-checking et de ses productions un outil fonctionnel, une série de médiations fondamentales, liées à des paramètres sociaux, techniques, institutionnels, sémiotiques, symboliques 34 et qui entraînent un contact différé entre le destinataire et les faits qu’on souhaite lui livrer ou l’aider à retrouver. Tous ces imaginaires — même positifs — s’inscrivent dans les objets escortés et les programme, alors qu’ils restent, en tant qu’espace de médiations, dans l’angle mort du discours d’escorte (voir Jeanneret 2001). Ces mécanismes discursifs participent ainsi à estomper les enjeux d’une transformation des conditions de l’information au profit d’une légitimation des axiomes propres à une certaine conception de l’interaction à l’œuvre dans les phénomènes de communication.
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(1) Alain Rabatel examine la possibilité de caractériser l’initiative pionnière « Désintox » (2008) du quotidien Libération comme un nouveau genre : il établit que son intervention « dans un espace dédié, avec une dénomination propre et […] des procédures ritualisées » en font bien une rubrique ainsi qu’une pratique émergente sans qu’elle constitue toutefois un genre médiatique en raison d’une insuffisance de critères internes déterminants et du nombre finalement limité de locuteurs pratiquant ce modèle. Cette analyse ciblée engage donc à tempérer en partie le développement d’une pratique qui, bien qu’elle se propage et influe potentiellement la mise en discours d’autres genres, n’est pas encore fortement socialisée (Rabatel 2017 : 265-276). On trouvera par ailleurs des éléments pour positionner le fact-checking au sein du champ journalistique dans Joux & Gil (2019).
(2) Le 13 octobre 2020, le compteur du Duke Reporters’ Lab renseigne que le nombre d’initiatives dite de « fact-checking » a dépassé la barre des 300 ; entre 2014 et 2018, le nombre de ce type de projet avait triplé — 149 en 2018 dans 53 pays (www.meta-media.fr/2018/02/27/fake-news-le-nombre-de-projets-de-fact-checking-a-triple-en-4-ans.html) — et le total de 2020 (304 dans 84 pays) a augmenté de 100 par rapport à l’année précédente (reporterslab.org/category/ fact-checking/#article-2781).
(3) L’objectif affiché est alors politique : on procède à une « vérification de la parole publique, [au] décryptage des éléments de langage et des tentatives de propagande » (Bigot 2017b). Le « Truth-O-Meter » du site Politifact.com est ainsi dédié à mesurer le degré de vérité des citations politiques et s’adapte pour évaluer le respect des promesses de campagnes (« Obameter », « Trump-O-Meter »). Comme le souligne Rabatel, la pratique est ainsi aussi « dynamisée, en France, par le contexte de l’élection présidentielle » (voir par exemple l’initiative « Crosscheck »). Indépendamment des éléments contextuels fournis par Bigot (conjoncture technologique et économique), Rabatel considère également que « des tendances des médias à privilégier des formes courtes, qui mettent en relief voire dramatisent les informations et les conflits » sont également propres à vivifier cette pratique (2017, p. 273-274).
(4) Les promesses contenues dans les textes de ces initiatives se font effectivement écho, notamment parce qu’elles se constituent pour une grande part de réécritures du « Code of Principles » établi par l’International Fact-checking Network (IFCN), dont les cellules suivantes explicitent, dans leurs discours de présentation, être des signataires : Vrai ou Fake (Franceinfo), Les Décodeurs (Le Monde), Checknews (Libération). Par ailleurs, cette étude ne prétendant pas à une sociologie professionnelle des pratiques journalistiques, elle ne se concentre pas sur les particularités qui seraient propres à chaque rédaction mais bien sur les intersections de leurs productions discursives.
(5) Tout en en instruisant l’interprétation (cf. la fonction paratextuelle de Gérard Genette), ces discours entourent le texte — c’est-à-dire l’article qui expose à proprement parler le travail de vérification et de rectification de la déclaration — selon des distances qu’il faut revoir à l’aune de la matérialité des écrits d’écran. On peut par exemple y accéder par un hyperlien au bas de chaque contenu de la rubrique ou le rencontrer en légende d’un article (comme c’est le cas pour L’Obs qui rappelle régulièrement le principe des « Pinocchios » avant la signature de l’auteur). Sur l’usage de la notion de paratexte et ses ajustements aux pratiques numériques, voir Renaud (2019).
(6) La notion est en effet surtout exploitée dans le cadre des études sur le numérique et au sujet de cette « machine discursive massive » (publicité, discours médiatiques et politiques, etc.) promouvant pratiques médiatiques informatisées et nouvelles technologies. Nous empruntons donc à la notion l’idée selon laquelle « l’imaginaire des concepteurs et des promoteurs qui façonne cet espace discursif — et qui par la force des choses rencontre l’imaginaire des consommateurs et des usagers avec lequel il entre en relation dialogique —, façonne l’objet avant, pendant et après sa conception » (Jeanneret & Souchier 2002, p. 23).
(7) Les expressions « médiation interactionnelle » ou « matérialité du dispositif » renvoient ici à des réalités discursives telles qu’elles sont couramment prises comme objet par la sémiotique et les sciences du langage ; elles n’entendent donc pas faire référence à des notions sociologiques utilisées pour commenter le champ des pratiques journalistiques.
(8) La désignation « médiations (fondamentales) », au pluriel, sera désormais employée en référence aux médiations des signes et des supports, constitutives de la discipline sémiotique.
(9) La médiation telle qu’elle se donne à lire dans le discours d’escorte emprunte en effet des caractéristiques à la conception de la notion telle qu’elle se présente dans le champ professionnel, ce dernier étant l’un des trois champs identifiés par Élise Vandeninden (2016, p. 22-27) à partir des objets étudiés par les littératures scientifique et professionnelle traitant de la médiation. Vandeninden souligne que la médiation correspond, au sein du champ professionnel, au travail du médiateur intermédiaire, lequel intervient dans une situation conflictuelle (correspondant ici à la lutte contre les « fake news », voir infra) et transforme le face à face en un dispositif tripartite qui insiste sur la participation active des parties prenantes (id., p. 26). Nous reviendrons sur la mise en discours du paradigme participatif (qui suppose que l’utilisateur travaille en quelque sorte « en collaboration » avec le monde de l’information, en vue de remédier à la situation dite conflictuelle) dans le discours d’escorte (voir à ce sujet Mayeur 2021).
(10) Il est donc question d’observer une « figure procédurale » (Jeanneret 2007) de la médiation dans un usage « ordinaire » de la notion, sans en interroger le sens mais en relevant comment le discours peut faire valoir le dispositif comme un processus d’intermédiaire (voir Vandeninden 2016, p. 29-30).
(11) Les références à ces sources sont données à la fin de l’article ; le chiffre entre crochets précise le texte d’accompagnement utilisé.
(12) Nous avons uniquement supprimé dans la citation les quelques informations techniques relatives à chaque programme (producteur, responsable, horaire de diffusion).
(13) On pourra en ce sens ajouter les inférences sémantiques que véhicule le logo d’« [à vrai dire] » (TV 5 Monde) : la mise entre crochet redouble le sème d’une mise au point à propos d’un discours dans lequel elle s’insère par la voie d’un commentaire surplombant, réinjectant sincérité et franchise dans le texte. L’effet de mise au point est renforcé par la mimo-gestuelle du présentateur sur laquelle s’est arrêtée l’image de la page d’accueil, qui s’assimile à ce que Madelon (2008) décrit comme un locuteur entre le présentateur et le pédagogue.
(14) « Le Scan politique » du Figaro décline cette caractéristique dans une posture assumée d’organe « incisif, indépendant et impertinent ». La page de « Bienvenue » (2014) offre en effet un discours qui se détache du reste de notre corpus ; on notera ainsi par exemple que le texte est signé par un auteur individuel et non une équipe de fact-checkers, qu’il n’utilise pas l’anglicisme mais institue la vérification des faits en fondement général du journal, communique une promesse non pas au présent comme c’est généralement le cas, mais au futur (« Nous allons vous raconter la politique telle qu’elle est aujourd’hui ») et prend en charge une démarche non neutre qui vise notamment à « hiérarchiser » et à « avoir le bon œil, là où il faut, quand il le faut ».
(15) L’anglicisme fact-checking fait l’objet d’un flottement sémantique (à propos de la dilution du sens des signifiants formulaires, voir Krieg-Planque 2009, p. 78 & p. 80) — fruit de la nominalisation, celle-ci levant la relation syntaxique entre la forme verbale et son complément — puisqu’il peut se traduire par « vérification des faits » mais aussi par « vérification par les faits » (Bigot 2017b) : cette deuxième option laisse bien entendre à la fois l’idée d’un processus et de sa naturalisation par une objectivité consensuelle. Cela dit, notre corpus ne présente pas d’occurrence du syntagme « vérification par les faits » ; on y trouve soit « vérification de(s) faits/infos/(l’)information(s) », soit, plus fréquemment, des actualisations de l’expression anglophone (« fact-checking », « fact-checker » sous forme verbale ou nominale), la question de la traduction n’étant pas problématisée.
(16) Par exemple, l’idée d’une médiation co-construite, dans laquelle le médiateur n’aurait pas de fonction décisionnelle (Faget 2005) — ce qui se marque par la régulière sollicitation participative et un refus explicite de se poser en « juge » — se voit en quelque sorte rattrapée par une posture d’arbitrage (cf. citation infra), productrice d’évaluation. On pourra aussi soulever une forme de tension similaire dans l’ambivalence de l’injonction que connote, en agissant sur le plan ludique du double-sens, le mot des Décodeurs « Venons-en aux faits » ; on y trouve à la fois le sens de décryptage et d’explication tout comme celui d’une opération de réduction (aux faits), qui semble indiquer d’arrêter un processus en cours, de discussion, de réflexion, pour « en venir aux faits ».
(17) Nous ne prenons pas ici en charge la question de l’implication — « réalité des ressources et contraintes qu’un dispositif offre pour une interaction effective » (Jeanneret 2014, p. 12).
(18) « “Faky revient dans une version améliorée très prochainement” : quelle suite après le couac de la plateforme lancée par la RTBF ? », RTBF, 18 octobre 2019, https://www.rtbf.be/info/inside/detail_faky-revient-dans-une-version-amelioree-tres-prochainement-quelle-suite-apres-le-couac-de-la-plateforme-lancee-par-la-rtbf?id=10345230.
(19) Ibid.
(20) Faky fournit un très bon exemple de cette circularité en se constituant en plateforme « carrefour entre différents outils d’analyse de l’information », ceux-ci relevant principalement du fact-checking. En outre, elle se destine au public mais aussi aux journalistes (Faky [1]).
(21) Le discours d’escorte rejette l’idée que le fact-checking relèverait d’une visée prescriptive. C’est ainsi qu’il le présente avant tout comme un outil (voir supra) et qu’il refoule, parfois sur un mode absolu, cette dimension : « En aucun cas, Faky souhaite prescrire ou proscrire certains contenus » (Faky [1], nous soulignons), « Le but n’est pas d’être juge de la vérité, mais de vérifier des affirmations en se basant sur des faits » (Désintox).
(22) Nous abondons dans le sens de l’hypothèse selon laquelle « la mise en exergue du problème des fausses informations par la dénomination “fake news” — et par le vocable qui leur est rattaché “prolifération”, “explosion”, “propagation” — a été saisie par certains acteurs traditionnels du champ journalistique pour tenter de retrouver une place centrale dans la diffusion de l’information » (Doutreix & Barbe 2019, p. 53-54). Toutefois, nous ne suivons pas tout à fait les auteurs quant à l’idée d’une « occasion saisie ».
(23) On peut se demander si cette trame narrative ne travaille pas finalement à nouveau la démarcation préconçue entre sujet passif et actif (c’est parce qu’il existe à la fois des récepteurs passifs et des sujets exigeants, critiques, actifs que l’outil est fourni).
(24) Pour une analyse de la dénomination de la rubrique « Désintox », voir Rabatel (2017), p. 290.
(25) Cf. « standardisation » dans Jeanneret (2014).
(26) Dans le discours dominant, la transparence est « perçue comme moyen de résoudre des problèmes sociétaux essentiels comme […] la corruption, […] le recul de confiance envers la performance des systèmes sociaux cruciaux […] », ce qui en fait une « catégorie normative qui permet de contourner des crises en (r-)établissant la confiance, la légitimité et la réputation » (Raaz 2015, p. 69).
(27) Sur l’entre-soi, ainsi que l’enjeu du fact-checking par rapport au journalisme en général, voir notamment Joux & Sebbah 2020, p. 175.
(28) Selon l’acception de Sophie Moirand (2002), la figure du surdestinataire d’un texte correspond à l’« archétype de la conscience collective du domaine de référence dont l’auteur se réclame ou auquel il prétend accéder ». Sur les apports de la notion dans le champ de l’analyse argumentative et des dialogues, voir aussi Koren 2020.
(29) Voir Joux & Sebbah 2020, p. 172.
(30) Il y aurait là, à notre avis, une manifestation de cette circularité paradoxale que décrit Servais : « il semble y avoir consensus politique sur la nécessité de mettre en place tous ces dispositifs de médiation alors que c’est du processus de médiation qu’est censé émerger le consensus » (2016, p. 12-13).
(31) Voir à ce propos le récent numéro de la revue Argumentation et analyse du discours (2020), en particulier l’introduction de Ruth Amossy et Roselyne Koren, ou encore l’article de Calba & Birgé (2019).
(32) Sur la notion de vérité intersubjective, voir Rabatel 2017.
(33) Nous voyons ici un écho à ce qu’Emmanuelle Danblon (2020), dans un article consacré au rôle que peut jouer la rhétorique vis-à-vis de la « post-vérité », appelle « l’illusion normative selon laquelle la vérité triomphe toujours lorsqu’elle est soutenue par de bons arguments ».
(34) On en trouvera par exemple un échantillon dans Rabatel 2017, p. 290-293. Considérant le travail de Désintox comme une « bonne pratique », le linguiste liste toutefois une série de limites propres aux médiations sémiotiques et sociales de la démarche et les interrogations que celle-ci soulève à ses yeux. En outre, on pourra trouver de tels éléments d’analyse dans les travaux de Laurent Bigot référencés ici (principalement à l’égard des signes d’une « stratégie de marque » qu’il met en évidence).
(35) Consultées pour la dernière fois en décembre 2020.