Les 23 et 24 janvier derniers s’est tenu à Namur le salon SETT (School Education Transformation Technology), dédié aux outils du numérique éducatif. Des experts et des chercheurs (inter)nationaux ainsi que des représentants de l’institution s’y sont rassemblés à des fins de formation/d’information des acteurs de la communauté éducative belge francophone. La veille, une journée d’étude « Pré-Sett » était organisée pour la deuxième année consécutive, sous les auspices de la Chaire Educ0Num (UNamur). Intitulée « Casser le(s) code(s) : Au-delà des injonctions et des paradoxes sur le numérique dans l’éducation », elle se donnait pour objectifs de qualifier/situer/appréhender ces injonctions et paradoxes, d’en interroger les fondements (empiriques ou mythiques), de considérer la manière dont les acteurs de terrain négociaient les tensions qu’ils génèrent, et d’en identifier les effets sur leurs pratiques. Dans ce cadre, j’ai discuté la manière dont la plateforme et le tableau de bord, deux outils désormais usuels dans la panoplie (Jeanneret 2014, 13) du numérique éducatif, étaient susceptibles de jouer un rôle de prescription des pratiques professionnelles enseignantes.
- La structure de l’intervention, accompagnée des illustrations du dispositif étudié, sont disponibles comme annexe de la notice Orbi https://hdl.handle.net/2268/327281
Depuis deux décennies environ, « le numérique » s’est progressivement constitué en impératif social, si l’on entend par là un principe consensuel en matière de citoyenneté et dont le bien-fondé n’est, de ce fait, plus vraiment questionné. Et ce, quand bien même il entrerait en tension avec d’autres impératifs comme la transparence, la sobriété énergétique, l’inclusivité, etc., ce qui génère des prescriptions institutionnelles contradictoires sur un même objet —l’argumentaire de la journée d’études le rappelle à juste titre.
Dans les discours institutionnels, la citoyenneté du 21e siècle se dessine comme une citoyenneté numérique, ce qui a appelé des besoins en formation et, par ricochet, des formateurs compétents numériquement. Au niveau européen, le référentiel de compétences numérique du citoyen DigComp (Vuorikari, Kluzer, et Punie 2022) a été adopté, lequel se double d’un autre référentiel, visant pour sa part plus spécifiquement les enseignants et formateurs, le DigCompEdu (European Commission 2019). Ces textes incitent à mettre en place des actions, à développer des pratiques au niveau local ; à cet égard, la Fédération Wallonie-Bruxelles s’est dotée d’une Stratégie numérique pour l’éducation (Fédération Wallonie-Bruxelles 2019) déployée autour de cinq axes que sont (i) une définition des contenus et ressources ; (ii) l’accompagnement des personnels enseignants et de direction ; (iii) l’équipement des écoles ; (iv) la diffusion et le partage des ressources et (v) la gouvernance numérique.
C’est surtout le quatrième point qui m’intéresse, car les ressources éducatives et, plus spécifiquement ici, le dispositif numérique qui les met en circulation (e-classe), seront considérés comme lieu d’observation pour le repérage d’injonctions institutionnelles à utiliser « le numérique » et la mise en lumière de leurs effets potentiels. En particulier, j’interrogerai ce que les formes culturelles de la plateforme numérique et du tableau de bord font aux pratiques professionnelles des enseignants ; comment l’instrumentation matérielle d’un dispositif entérine les promesses portées par les discours d’escorte et prescrit des normes aux usagers. Or, ces normes sont porteuses de présupposés, qu’on va tenter de mettre en discussion. Par exemple, l’extrait suivant du plan stratégique véhicule un présupposé – entourant régulièrement les injonctions à recourir au numérique éducatif – selon lequel les outils numériques pour l’enseignement seraient porteurs de vertus intrinsèques : « L’utilisation du numérique transforme progressivement le métier de l’enseignant et place la collaboration et le partage d’informations au cœur de ses pratiques quotidiennes. » (FW-B 2019, 38). Relevons par ailleurs que, dans les discours institutionnels, revient souvent la locution « le numérique » comme adjectif substantivé, sans que l’on sache bien finalement de quoi on parle : d’une substance, d’un support, d’un outil, d’un média ?
Ces propriétés intrinsèques attribuées au « numérique » éducatif ont déjà fait l’objet d’études critiques ; un ouvrage souvent convoqué de ce point de vue (et bien connu des formateurs) est celui de Tricot et Amadieu, Apprendre avec le numérique, mythes et réalités (Amadieu et Tricot [2014] 2020). Les auteurs y examinent à la lumière de la littérature scientifique une série de mythes tels que celui des digital natives ou de l’autonomie spontanée des apprenants dans les apprentissages en ligne. J’en ai retenu pour ma part (i) que ce n’est pas « le numérique » en soi qui produit des effets ; par contre, en tant qu’outil éducatif, il assure la fonction d’adjuvant potentiel dans l’atteinte d’un objectif d’apprentissage ; (ii) qu’on peut certainement compter sur des logiciels, des sites web ou des plateformes pour enrichir l’environnement d’apprentissage en créant des ressources et en modélisant de nouvelles tâches proposées à l’apprenant, mais (iii) qu’en tout état de cause c’est bien l’enseignant, parce qu’il connaît la matière à enseigner, les compétences à développer et les visées des programmes, qui est le plus à même d’évaluer la pertinence du recours à un outil numérique dans telle ou telle situation d’enseignement. C’est-à-dire qu’à aucun moment, une ressource ne peut se substituer à l’enseignant. Et les auteurs concluent de leur étude que
Les apprentissages scolaires sont d’abord fondés sur des savoirs scolaires, qui préparent le futur de nos enfants, et également sur des enseignants, qui conçoivent des scénarios pédagogiques et mettent en œuvre de façon professionnelle des relations de travail et de confiance au sein de leur classe. Les outils ne sont que des outils. Quand on leur assigne cette place, alors les outils numériques ont un potentiel formidable, que nous sommes en train de découvrir. (Tricot et Amadieu 2019, 141, je souligne)
À l’heure où les acteurs industriels tentent parfois de nous faire croire que l’on peut construire ses savoirs en fréquentant des environnements en ligne nécessairement interactifs et, pour ainsi dire, se passer des enseignants (ou leur faire jouer un rôle de second plan), c’est un rappel salutaire. Ceci dit, et sans remettre en cause les apports de l’opuscule, il me semble tout de même que l’on doive compliquer un peu cette conclusion. Un outil, c’est ce qui permet de prolonger les facultés humaines (Bachimont 2010) ; en didactique, c’est ce qui va servir la situation d’enseignement ou d’apprentissage, qui va favoriser l’atteinte des objectifs fixés de ce point de vue. Et ce qu’on nomme « le numérique », c’est en réalité un système d’écriture (Souchier et al. 2019) qui mobilise des supports particuliers (le disque dur, le serveur, l’écran). Ce sont aussi des médias, des dispositifs de communication et de représentation (Jeanneret 2019, §27), le média pouvant être défini comme un « dispositif matériel affectant la manière dont la communication peut se dérouler, le rôle que les uns et les autres peuvent y jouer et les signes qui peuvent être mobilisés » (Jeanneret 2014, 13).
En SIC, les travaux de Pierre Mœglin (Mœglin [2005] 2013) ont étudié la dimension communicationnelle des outils et médias éducatifs, avec une attention portée à leur industrialisation croissante (soit le fait qu’ils s’inscrivent désormais dans des chaînes de production alignée sur des modèles industriels ; sans entrer dans les détails, ceci implique un certain formatage aux standards techniques et idéologiques des industries). S’agissant de ce que ce domaine disciplinaire a appelé les médias informatisés, c’est précisément dans le formatage de l’écriture et de la communication qui s’exerce au niveau du gabarit des textes, de leur standardisation, du choix des langages possibles ; dans la manière dont les places des parties prenantes de la communication sont préfigurées, que se nichent des contraintes, des enjeux de pouvoir, souvent impensés[1].
En effet, les médias informatisés reconfigurent les liens entre écriture et pratiques, dans la mesure où ils entérinent des pratiques existantes et les anticipent tout à la fois. Ces médias sont instrumentés par les organisations (souvent, des acteurs industriels) qui en élaborent les fonctionnalités suivant des représentations de ce que doit être la communication, ou, plus largement une pratique sociale (puisque même une pratique sociale comme le shopping ou le feuilletage des rayons d’une bibliothèque universitaire est désormais modélisée, mise en texte par des logiciels). Les architextes, c’est-à-dire des outils d’écriture qui sous-tendent le texte numérique (logiciels, applications, CMS, wiki, etc.), mettent en forme les pratiques sociales auxquelles ils se consacrent ; ils les représentent – les textualisent – en créant au sein même du texte numérique une narration, un scénario et en montrant à l’utilisateur comment activer le texte suivant ce scénario préconstruit (en cliquant sur des icônes ou des vignettes, en remplissant des champs textuels, etc.). Si l’on reprend l’exemple donné par (Souchier et al. 2019), la pratique sociale de la correspondance est modélisée par les logiciels de messagerie avec la sélection de ses composantes jugées pertinentes par les champs « à », « de », « objet », etc.).
Pour illustrer avec un autre exemple, celui des réseaux sociaux (prenons Facebook), on a une série de fonctionnalités définies que sont la demande d’ami, le partage et le commentaire de posts, la création d’événement, de groupes, etc. D’une part, pour familiariser les usagers avec ce type de médias, on remobilise des formes culturelles qui font sens et guident les usages (comme la ligne du temps, le journal de bord, l’album photo, etc.) ; d’autre part, on produit des discours d’escorte (dans les médias, sur les pages « à propos », les FAQ, etc.) qui sont destinés à encadrer les usages et véhiculent des promesses portées par la conception de la communication que, dans le même temps, ils matérialisent. Ces promesses reposent sur une matrice rhétorique récurrente (émancipation/liberté, empowerment, arguments quantitatifs, exposition des marques et euphorisation des échanges sociaux [Souchier et al. 2019]). Concernant les réseaux sociaux, les discours d’escorte vont donc nous amener à nous faire un maximum d’amis, à publier des commentaires ou des photos, à réagir aux publications, etc. ; quand la forme culturelle du journal de bord nous rappellera qu’on attend de nous que l’on documente régulièrement notre existence. Donc, pour le souligner encore ici, les discours d’escorte et les formes matérielles du dispositif suscitent, prescrivent des pratiques (Jeanneret 2014) et rendent familiers, évidents, les usages préfigurés par le dispositif (Souchier et al. 2019) — et c’est en ce sens qu’ils véhiculent des normes souvent implicites.
On gagnerait dès lors à aborder les outils du numérique éducatif en leur qualité de média informatisé et interroger ce qui fait média, à savoir la manière dont les discours qui les entourent entérinent des normes, des présupposés et jouent un rôle de prescription, mais aussi la façon dont les formes du dispositif mobilisent des savoirs culturels qui guident les usages. Dans ce domaine, Carton et Tréhondart ont appliqué les concepts de la sémiotique des écrits d’écran aux plateformes éducatives, en particulier la plateforme Pix, pour montrer la manière dont la standardisation des ressources – la forme même des parcours – donnait corps à une figure de citoyen-gamer, convoquant la forme culturelle du jeu en ligne, ceci ayant pour corollaire une remise en cause de certains aspects de la pratique enseignante, en quelque sorte effacée devant une autonomie de l’apprenant, postulée comme une norme de la plateforme numérique (Carton et Tréhondart 2020). Pour ma part, je m’intéresserai aux discours d’escorte et aux formes culturelles de la plateforme et du tableau de bord tels qu’on les retrouvera sur e-classe, qui est en réalité un espace de documentation pour les enseignants (bien que prévu pour être couplé avec l’espace de travail Happi, destiné aux élèves).
Cette « plateforme » (la dénomination elle-même participe du discours d’escorte) correspond, on l’a dit, à l’instrumentation d’un prescrit institutionnel (le 4e axe du plan stratégique, FW-B 2019) dont l’objectif est de « produire des ressources éducatives de qualité » (p. 38) et de favoriser les pratiques collaboratives des enseignants. Cela passe dans un premier temps par une diffusion plus étendue des ressources existantes et la possibilité d’organiser une veille documentaire. Toutefois, ce qui est visé in fine est la création de ressources par les enseignants (« co-construire et partager » ; p. 39), dans un espace de travail dédié reposant sur un logiciel de conception de modules d’activités. L’activité est conçue pour être menée en communautés de pratiques, avec un système d’évaluation prévue par la communauté. Dans un temps ultérieur de son déploiement, la plateforme permettra également de développer l’e-learning à destination des enseignants (formations IFPC à distance).
Une plateforme, c’est un dispositif d’intermédiation (Bullich 2018) ; c’est-à-dire un espace de partage créatif animé par une communauté. Le discours d’escorte interne au site e-classe (je considère ici, principalement, la rubrique « A propos ») véhicule des promesses d’abondance et de variété : nombre (« des milliers de ressources »), couverture (ensemble des domaines d’apprentissage, niveaux, etc.), temporalités d’usage (« fiche-outils utilisables immédiatement », etc.). La facilité d’utilisation, dans son caractère intuitif, permettant l’appropriation, est également mentionnée (« en un seul clic ») ; de même que les potentialités de créativité, de collaboration (« groupes d’échange », « communauté de partage ») et d’interactivité (ibid.). C’est encore le dynamisme du processus qui est mis en avant, lorsque l’on souligne l’aspect « en cours » de l’implémentation du Pacte d’Excellence corrélé à l’alimentation continue de la plateforme (« à venir », « nouveautés ») — mais également sa durabilité, en ce que l’accès est lié à un profil d’utilisateur destiné à accompagner la carrière de l’enseignant.
On retrouve ici la plupart des éléments de la matrice rhétorique (Souchier et al. 2019) des promesses communicationnelles véhiculées par les discours d’escorte des médias numériques (émancipation/liberté, empowerment, arguments quantitatifs et euphorisation des échanges sociaux), par ailleurs condensés dans la vidéo de présentation (construction, interactivité, partage/collaboration, etc.). En bref, le discours d’escorte contribue à installer l’imaginaire d’une communauté de partage outillée par la plateforme, qui réunit au niveau national l’institution (FW-B, presse, archives, universités) et les acteurs de terrain (professionnels de l’éducation, mais aussi médias, opérateurs, etc.). En cela, le site inscrit les usages anticipés dans l’imaginaire du web social (« web 2.0. ») orienté vers le create and share (Broudoux 2022, 80) ; mais aussi, quoique ceci puisse se prêter à la discussion en raison des droits d’utilisation associés à certaines ressources, dans l’imaginaire politique des communs (numériques) par la mise en évidence de la gratuité des ressources à remixer (au sein de parcours par exemple), créer et partager (cf. Ressources éducatives libres).
En tant que dispositif médiatisant, la plateforme s’emploie dans des domaines très divers : échange de services (de l’Air BnB à la vente de seconde main), partage de capsules audiovisuelles ou d’images, etc. Elle crée des formes, des logiques de valorisation, de mise en évidence des publications et des réquisitions à contribuer qui vont prendre un sens particulier lorsqu’on l’emploiera dans le domaine éducatif. Sur e-classe, outre les différents focus éditoriaux de la Une, le dispositif permet de visualiser, par le moyen de formats standardisés (viades fiches de gabarits similaires), des ressources hétérogènes par leur nature, leur support médiatique, leur place dans l’arborescence, etc. Les logiques de classement des ressources entérinent les lignes de démarcation institutionnelles (compétences-matières, niveaux d’études, etc.). La textualisation de la pratique documentaire enseignante est rendue explicite au sein du menu « Découvrir, Partager, Créer, Enseigner » qui prescrit des pratiques en les outillant ; au premier chef, via des fonctionnalités de recherche (loupe pour le champ de requête libre, catégories), mais, surtout, par le biais des réquisitions à participer récapitulées dans les tuiles du tableau de bord (ici, lui-même modulable).
Le tableau de bord apparaît actuellement comme une forme culturelle récurrente dans les plateformes éducatives (voir ainsi Tréhondart et Carton 2023). Il constitue pour l’usager un outil de visualisation et de contrôle de l’activité, et inscrit la pratique professionnelle enseignante dans l’univers du pilotage. Le tableau de bord est utilisé pour des machines, dans les domaines aériens et automobiles ; ensuite, c’est un instrument soutenant la performance industrielle, par la visualisation à des fins de contrôle d’un ensemble de paramètres complexes, tenant la mesure de variables associées. Un monitorage de l’activité est ainsi proposé, tout comme la traçabilité d’activités antérieures (« mes dossiers », « recherches sauvegardées », etc.) qui se retrouve également dans les options du profil (p. ex. « mon historique »). L’action d’enseigner est scénarisée suivant la sélection des ressources (« mes ressources », « mes favoris », etc.), leur production, leur agencement éventuel (« mes parcours ») et leur diffusion comme support dans les activités d’enseignement (« mes cours », renvoyant vers l’environnement d’apprentissage Happi). En d’autres termes, le tableau de bord (dashboard) est à la fois le lieu où s’opère la visibilisation de la pratique professionnelle ainsi textualisée, et un lieu d’édiction de normes quant au déploiement de cette pratique, par la sélection de données et de paramètres pertinents pour le contrôle de l’activité (Tribillon 2023, Teurling in press). Dès lors, on peut aussi interroger, en négatif, ce qui n’est pas retenu : par exemple, des outils de veille externes à la plateforme, un bloc-notes scientifique ou encore la gestion des matériaux non numériques, mais également tout un ensemble de savoirs pratiques non formalisables, parfois difficilement verbalisables, que tire l’enseignant de sa pratique professionnelle – là où une forme de « tout au numérique » est présupposée par la modularité des ressources, l’imposition logicielle, etc.
Le tableau de bord comme outil d’appropriation et de travail sur les ressources s’inscrit dans le processus d’industrialisation des outils éducatifs. En cela, elle se fait l’instrument d’un monitorage de l’activité documentaire enseignante. L’enseignant devient gestionnaire, monteur de ressources[2] en vue de leur exploitation en contexte pédagogique. Le dashboard apparaît dans ce contexte comme l’interface de centralisation et de gestion des différentes dimensions de sa pratique professionnelle, qu’il s’agisse de ses pratiques documentaires incluant la préparation des cours, ou d’activités de formation (hors enseignement : on l’a dit, c’est la plateforme Happi qui est dévolue à cette activité). La modélisation de la pratique professionnelle proposée par e-classe dissocie donc le travail documentaire de l’enseignant du travail d’enseignement, où ces ressources seront éventuellement intégrées à une scénarisation didactique, ce qui est questionnable compte tenu des réalités du métier.
Pour terminer, je reviens maintenant à la question posée, à savoir ce que ces formes culturelles de la plateforme et du tableau de bord font aux pratiques professionnelles enseignantes, pour en livrer une interprétation nourrie par cette approche d’« inspiration sémio » (Jeanneret 2019), partant des matérialités du texte afin de leur conférer du sens, de produire des interprétations au regard de situations sociales dans lesquelles ils s’inscrivent (et donc, toujours située, toujours intéressée à ce qui fait média dans un contexte donné).
Le décret Missions (Communauté française 1997) a consacré l’enseignement par compétences, avec une transformation du rôle de l’enseignant : celui-ci devient dans ce contexte « organisateur de situations », puisqu’il s’agit bien de rendre l’élève compétent pour réaliser des tâches en situation, par la mobilisation d’un ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir être. Mon interprétation serait que les formes culturelles de la plateforme et du tableau de bord, prescrivant des pratiques professionnelles, font de l’enseignant un « organisateur de ressources », inscrit dans un contexte où les découpages disciplinaires et la transposition didactique qu’ils supposent peinent parfois à trouver une légitimité dans le temps long, face aux pratiques sociales et à leur évolution rapide qui les menacent d’obsolescence ; ce qui se traduit, en milieu scolaire, par la multiplication des éducations à — au numérique, aux médias, au développement durable ; éducation artistique et culturelle, etc. — ainsi que l’appel aux acteurs externes (opérateurs culturels, centre de ressources en éducation aux médias, etc. — une tuile optionnelle du tableau de bord renvoie ainsi vers l’annuaire des opérateurs). L’inscription dans le modèle de la plateforme, équipée d’un tableau de bord, rend possible une personnalisation au sein de la communauté et permet de gérer cette complexité. Le pilotage de l’organisation des ressources reste certes le fait de l’enseignant, mais le paramétrage et les fonctionnalités au fondement de la textualisation des pratiques répondent à des logiques industrielles, devant faire l’objet d’une mise en réflexion (et non d’une naturalisation sous la forme d’un impératif).
J’espère avoir pu montrer comment les normes et injonctions sont encapsulées dans les dispositifs techniques, numériques et se manifestent dans les fonctionnalités, le paramétrage, c’est-à-dire dans ce qui sera rendu possible ou non par ces fonctionnalités, facilité ou non par ce paramétrage. Les outils numériques permettent ainsi d’enrichir l’environnement des ressources, en actualisant leurs affordances (soit, pour aller vite, ce que leurs propriétés matérielles et techniques laissent comme « prises » à l’usager, compte tenu des possibilités d’actualisation qu’il y décèle dans un environnement donné). En ce sens, la logique combinatoire des médias informatisés permet par exemple la création de parcours personnalisés ou la génération de quizz multiples grâce aux GenAI.
In fine, il me semble que l’on peut nuancer à la fois le constat de propriétés qui seraient intrinsèques aux outils numériques pour l’enseignement, mais également la position amenant à dire qu’ils ne seraient que des outils, pour adopter une position médiane, n’entérinant ni un déterminisme technique, ni un déterminisme social (Bachimont 2010, 113, 115), refusant par ailleurs de se borner à souligner d’éventuels écarts entre instrumentation et discours d’escorte, davantage encore de les lire comme une volonté de tromper l’usager ; mais bien plutôt de restituer ces dispositifs et leurs discours d’escorte au jeu qui les fonde, jeu entre une intention, une promesse, des fonctionnalités techniques et un contexte social. Le dispositif médiatique conditionne la communication, et les publics qui s’y ajustent (différemment d’ailleurs suivant leurs savoirs culturels, leur expérience, un état de société donné, etc.) disposeront donc toujours d’une marge de manœuvre.
Bibliographie
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[1] Pour le développement qui suit, rappelant les acquis des recherches en SIC, nous nous reposons essentiellement sur (Souchier et al. 2019) mais on peut également se reporter à (Tardy et Jeanneret 2007; Davallon et al. [2003] 2013; Jeanneret 2014), etc.
[2] Il peut aussi en créer, en uploadant un fichier ou en recourant aux fonctionnalités du logiciel H5P, lui aussi porteur de normes et de présupposés quant à la pratique professionnelle enseignante. Je n’ai cependant pas l’occasion d’en rendre compte ici.